JOUR APRES JOUR, Clément Perron & Maurice Blackburn (1962)

Au Canada, au sein de l'Office National du Film (ONF), le compositeur de musique de films Maurice Blackburn est l'un des fers de lance de l'expérimentation sonore tous azimut tout d'abord aux côtés du cinéaste d'animation Norman McLaren, puis pour des films documentaires ou de fiction.

Après deux séjours à Paris, en 1948 et 1954, il découvre la musique concrète de Pierre Schaeffer, et prend alors conscience du formidable champ d’exploration que lui offre la possibilité de manipuler le son enregistré sur piste optique avant d'appliquer ces découvertes dans des collaborations avec des réalisateurs qui souhaitent prolonger leur expérience visuelle dans l’univers des sons.

Selon lui, le compositeur doit prendre en charge le son d’un film d'une manière globale, dès la phase d'écriture du film, en collaboration avec le cinéaste, le monteur image et le monteur son. C’est l’ensemble de la piste sonore qui devient ainsi la musique du film dans une approche électroacoustique totale où paroles, musiques et bruits sont exploités musicalement dans une esthétique qu'il nomme "Filmopéra".

Dans les années 60, l'idée de collage sonore et de contrepoint audiovisuel prend un tour nouveau avec le film de Clément Perron Jour après jour qui lui offre l’occasion de produire une bande sonore totale composée à partir de musique concrète, de bruits industriels et d’effets divers enregistrés en studio ou pris en sonothèque : « on est allé chercher de tout, dit Maurice Blackburn, galopades de chevaux, bruits de trains, sifflets, arbres s’écroulant, bruits de machines ». Ce film a été tourné à Windsor au Québec au milieu des forêts, où six mille cinq cents habitants vivent de l’industrie du papier. Un texte de Clément Perron dit par Anne-Claire Poirier est entièrement  intégré à cette composition. Le mélange texte-images-bande-son donne à réfléchir sur la place que l’homme a fait à la machine dans notre société. Il en résulte un poème sonore total chantant la domination universelle de la machine devenue folle.

SCANNER, Céleste Boursier-Mougenot (2006)

Pour la première fois en 2015, un artiste sonore représentera la France lors de la biennale de Venise. Cela dit avant même de s'être forgé un nom dans le milieu des plasticiens sonores, Céleste Bousier-Mougenot s'était d'abord illustré, de 1984 à 1995, en tant que musicien et compositeur pour la troupe de l'auteur et metteur en scène Pascal Rambert, Side One Posthume Theâtre.

Son approche, est celle d'un artiste assumant totalement ses origines musicales, prolongeant depuis vingt ans une réflexion autour d'une musique générative, qu'il qualifie lui même de "vivante" à travers des dispositifs et des situations à même de produire une musique en perpétuelle évolution grâce à des installations sonores qui procèdent, le plus souvent, du détournement d'objets usuels. 

A l'instar de Pendulum Music (1968) de Steve Reich où le phénomène du balancement de microphones au dessus de haut-parleurs, génère des feedback périodiques, il met lui aussi à profit cet effet également appelé "larsen" que les musiciens cherchent d'ordinaire à éviter, dans une version prototype de son installation Scanner présentée en 2006 au FRAC Champagne-Ardenne, à Reims.

Propulsé par un ventilateur posé à même le sol, un ballon d'hélium équipé d'un microphone sans fil, explore l'espace du lieu d'exposition venant en permanence moduler des larsens produits par huit haut-parleurs répartis sur les murs tout autour. De la variation des larsens modulés par le déplacement du ballon, il résulte une musique de l'espace, indéterminée, en perpétuelle recomposition, musique de l'instant pouvant s'inscrire dans la lignée des œuvres de John Cage et d'Alvin Lucier initiés dans les années 60. En outre le son du feed-back est lui même analysé en temps réel, synthétisé et rediffusé en direct par un processeur audio faisant varier en permanence son pitch (hauteur) et son timbre en fonction de son amplitude (volume). A la permanence du son du ventilateur s'ajoute les apparitions fragiles de la modulation des feedback  qui apparaissent et traversent de long en large l'espace d'exposition.

On retrouve cette même recherche d'une musique spatiale instantanée et vivante, par exemple dans nombre de ses installations qui mettent en scène des oiseaux qu'il imagine entre 1995 à 2007 dans les différentes version de From Here to Ear, ou encore dans Relais (2012) pour ruche et microphone, Index (2009) qui traduit en notes sur un piano MIDI (Musical Instrument Digital Interface), la saisie de mots dans un logiciel de traitement de texte,  Variation (2009) reprenant le principe de Scanner, cette fois-ci non plus dans l'air mais d'ans l'eau où s'entrechoquent des éléments en céramiques amplifiés qui flottent dans des piscines puis rediffusés dans l'espace d'exposition ou, pour finir Harmonichaos pour aspirateurs et harmonicas, etc.

Prototype, technique mixte, dimensions au sol 8 x 8 m, 2006
Ballon en latex gonflé à l’hélium,
microphone sans fil, système de traitement et
de diffusion audio multicanal, ventilateur.

CROSSFADING, Loris Gréaud (2015)

Dernier né de la collection de livres/disques Zagzig, aux éditions DisVoir, CROSSFADING est une expérience sonore inédite réalisée dans le cadre d’une installation de l’artiste Loris Gréaud lors de séances participatives qu’il organise depuis cinq ans dans différents musées à travers le monde.
Conçue pour un système de diffusion sonore binaural – procédé découvert par Heinrich Wilhelm Dove en 1839 – cette installation consiste à envoyer dans chaque oreille, à l’aide d’un casque, des fréquences très proches les unes des autres créant un battement à même de générer des ondes Alpha. Ces ondes caractérisent un état de conscience apaisé, et sont principalement émises lorsque le sujet a les yeux fermés. Elles surviennent lors d’état méditatifs, notamment au moment de l’endormissement de sorte que l’esprit reste éveillé mais le corps endormi comme dans un état de relaxation et de méditation profondes.

CROSSFADING joue donc de ce phénomène perceptif pour conduire progressivement l’auditeur au seuil de l’endormissement et lui permettre d’accéder à des rêves éveillés et à des hallucinations tant auditives que visuelles.

CROSSFADING, est un livre d’artiste qui inclut le CD de l’enregistrement live de la dernière installation de la pièce sonore présentée au Whitney Museum à New York. Il donne aussi à voir l’IRM des hémisphères cérébraux de l’artiste sollicités au cours de l’écoute de cette expérience rare.

CROSSFADING propose ainsi une expérimentation artistique comme vaste entreprise pour « endormir le monde » visant à  un état de conscience insoupçonné où chaque auditeur/lecteur est invité à explorer les confins de sa propre psyché.

Détendez-vous et, pour un effet optimum, faites un essai d’écoute binaurale au casque pour une expérience littéralement sensationnelle !

CROSSFADING _ LORIS GREAUD _ WHITNEY MUSEUM OF ART _ 2006 from GREAUDSTUDIO on Vimeo.

Se procurer le Livre/CD sur Amazon

DISPARITION, Jacopo Baboni Schilingi (2007)

 

Commande de la Direction de la musique, de l'Atelier de création radiophonique, et du département fiction de France Culture, Disparition pour récitant, baryton, mezzo-soprano, flûte, hautbois, clarinette, alto, piano et électronique, a remporté le prix spécial dans le cadre du prix Italia 2008 en catégorie musique.

Texte de Yannick Liron

Musique de Jacopo Baboni Schilingi

Anne Quentin (soprano) ; Nicolas Isherwood  (baryton) ; Sharif Handura (narrateur) ;

Anne Nardin (flûte) ; Christian Schmitt (hautbois) ; Thierry Perrout (clarinette) ; Françoise Tempermann (alto) ; Véronique Ngo Sach Hien (piano)

 

INSTALLATIONS SONORES, Zimoun (2005-2015)

157 moteurs, balles de coton, boîtes en carton : 60x20x20cm (2014)

Né en 1977, Zimoun est un artiste sonore contemporain suisse qui vit et travaille à Berne. Autodidacte, il est principalement connu pour concevoir des installations qui empruntent tout autant aux domaines du volume et de la sculpture qu'à celui de l'art sonore. Il y assemble des matériaux et des composants simples et fonctionnels, (cartons, boites, petits moteurs), des objets industriels banals, jouant sur leur profusion et leur multiplication.

L'accrochage géométrique quasi obsessionnel de ses installations exprime "une tension entre les modèles ordonnés du modernisme et les forces chaotiques de la vie" nous confie-t- il.

En partant d'objets de facture simple —un carton à l'intérieur duquel un petit moteur actionne une boule de coton qui vient doucement cogner sur ses parois— il parvient, en les multipliant parfois à plusieurs centaines d'unités, à doter ces objets sonores du quotidien d'une véritable vie organique où le bourdonnement acoustique des phénomènes naturels crépite, frétille, s'agite, s'anime, fourmille, jusqu'à emplir et "habiter" tout l'espace sonore des lieux où il installe ses constructions minimalistes.

Zimoun mène dans ses œuvres une exploration systématique du rythme mécanique démultiplié, en perpétuel renouvellement, recréant artificiellement la complexité d'organismes vivants improbables qui confèrent une profondeur émotionnelle et une dimension poétique à des objets d'ordinaire inertes.

Ses installations qui, le plus souvent, reposent sur des dispositifs mécaniques simples ne s'attachent pas seulement à révéler l'aspect invisible de la vie d'objets en mouvement, elles peuvent aussi bien rendre compte de son aspect non moins imperceptible telle, cette installation de 2009, qui présente une souche de bois, d'aspect ordinaire, dotée d'un microphone directionnel, qui trahi et amplifie l'activité destructrice des termites qui la dévorent avec un enthousiasme sonore non dissimulé.

25 termites, bois, microphone, sound system (2009)

Vidéo réalisée par Zimoun qui présente une sélection de ses installations créés ces dix dernières années.

 

Cliquez ici pour visiter le site de Zimoun.

SYMPHONY OF SIRENS, Arseny Avraamov (1922)

Au début des années 1920, en Russie, Arseny Avraamov est probablement le compositeur russe qui représente de la manière la plus emblématique, une trajectoire musicale, encore aujourd'hui largement méconnue, qui se calque sur le versant le plus expérimental de la musique bruitiste dans le sillage du futurisme russe.

En 1922, pour célébrer l'anniversaire de la Révolution, il imagine une grande symphonie de ville qui serait jouée à Baku non pas par des instruments traditionnels mais par des sons qui émaneraient de la ville toute entière : tirs d'artillerie et de canons, sirènes d'usines, sifflets à vapeur, cornes de cuirassés, deviendraient sous sa baguette, ou plutôt sous ses drapeaux, puisqu'il dirigeait lui-même à l'aide de drapeaux depuis le sommet d'une plateforme ou depuis le toit des immeubles, l'une des symphonies de ville les plus marquantes de l'histoire de la musique.

Pour cette symphonie à l'échelle de la ville toute entière, il conçoit un système complet de sifflets à vapeur, comprenant toute l'échelle chromatique lui permettant sur plus d'une octave et demie, d'intégrer à sa symphonie de ville des mélodies jouées par ces machines à vapeur comme L'Internationale ou La Marseillaise.

Avraamov tentera par la suite de simplifier ce système avec un dispositif de répartition de la vapeur à travers différents sifflets notamment pour la reprise de la Symphonie des sirènes à Nivni Novgorod puis à Moscou en 1923.

Edgard Varèse avait certes déjà introduit la sirène au milieu de son orchestre notamment dans Amériques (1918-1921), puis dans Hyperprism (1923) et Ionisation (1933), elle se retrouve également dans le film Ballet Mécanique (1924) de Fernand Léger et Dudley Murphy sous la conduite musicale de George Antheil, mais avec cet exemple, dans un geste encore plus radical, Avraamov intègre ce jeux de sirène et de sifflets à son orchestre inouï où il étend tous les pupitres à la ville toute entière.

Il compose une partition dans laquelle il intègre tous ces instruments sonores.

Pour les manifestations sonores plus diffuses et lointaines Avraamov consigne le déclenchement d'événements sonores selon un déroulement temporel très précis auquel doit obéir chaque responsable de l'événement sonore.

Voici une reconstitution sonore de Leopoldo Amigo et  Miguel Molina paru en 2008 dans l'indispensable coffret Baku Symphony of Sirens, qui regroupe reconstitution sonore et archives d'époque de l'avant garde russe.

 

The first cannon shot from the roadstead (in about 12 o’clock) cues the alarm horns of Zych, White City, Bibi-Heybat and Bailov plants.
The fifth cannon shot cues the industrial horns of Product Management Azneft and docks.
The tenth cues the second and the third groups of Chernogorodsky district.
The 15th cues the first group of Black town and the sirens of the fleet. At the same time the fourth company of the Armavir courses of red commanders and the brass orchestra playing Warshavyanka go to the pier.
The 18th  cannon shot cues the plants of Gorrayon and the seaplanes take off.
The 20th cues the horns of the railway depot and the locomotives, that remain at the stations. Machine guns, infantry and steam orchestra, entering at the same time, get cues directly from the conducting tower. 
During the last 5 cannon shots alarm gets to the maximum and terminates with the 25th shot.  Pause.  Recall (signal from the Magistral).
Triple chord of the sirens. Seaplanes descend. “Hurrah” from the pier. Cue from the Magistral. “L' Internationale” (4 times). With the second half strophe the brass orchestra starts playing “La Marseillaise”. With the first repeat of “L' Internationale” melody the whole square starts to sing all three strophes of “L' Internationale” to the end. At the end of the last strophe the Armavir companies with orchestras return, met by “hurrah” calls from the square. During the performance of “L'Internationale” all the industrial horns and the railway station (depot and locomotives) remain silent.
Right after a joint triumphant chord, accompanied by cannon shots and bell-ringing, is played for 3 minutes.
Ceremonial March. «L' Internationale” is repeated two more times at cues during the final procession. After the third (final) performance the sirens cue one more joint chord of all the horns of Baku and its districts.

Arseny Avraamov
“Horn” magazine, 1923

Retrouvez d'autres informations sur le site Monoscop qui regroupe de nombreuses informations sur Arseny Avraamov.

THE WORKERS FUNERAL MARCH, Arseny Avraamov (1922)

La Marche funéraire des ouvriers a probablement été conçue comme une suite à la Symphonie des sirènes de Baku composée en 1922, pour le cinquième anniversaire de la révolution russe. Outre la chorale de ce chant qui est d’une facture  totalement conforme à la tradition musicale sacrée de la Russie orthodoxe, sa grande innovation réside dans le fait qu’en lieu et place de l’orchestre, ce sont les sirènes à l’échelle de toute la cité industrielle qui se sont substituées aux instruments de musique.

La mue de la Révolution s’est ici produite jusque dans la musique. Avraamov l’avait déjà célébré à Baku, puis à Nivni Novgorod et Moscou les années suivantes, cherchant à étendre les pupitres de à l’orchestre à la ville toute entière, faisant retentir sous ses ordres, canons, sirènes, cornes de brumes, sifflets à vapeurs des trains au milieu d’autres manifestations sonores détonantes. Cette fois-ci, à la place de la tradition séculaire des cloches des églises de l’ancienne religion orthodoxe, le glas funéraire est à présent donné par un son qui symbolise ce nouvel ordre sonore qu’une autre révolution, industrielle celle-là, a renversé puis remplacé par les sirènes des usines. Ces usines monumentales d’où l’on entend résonner les sirènes qui, désormais , rythment  le quotidien et la journée de tous les ouvriers.

La musique industrielle devient alors un formidable outils de la propagande soviétique.

Edgard Varèse avait certes déjà introduit la sirène au milieu de son orchestre notamment dans Amériques (1918-1921), puis dans Hyperprism (1923) et Ionisation (1933), elle se retrouve également dans le film Ballet Mécanique (1924) de Fernand Léger et Dudley Murphy sous la conduite musicale de George Antheil, mais avec cet exemple, dans un geste encore plus radical, Avraamov remplace tout l’orchestre par le son des sirènes pour accompagner ce chant choral funéraire.

Pour la mort de ses enfants, l’usine pleure donc aussi ses « fidèles », martyrs d’une autre sorte, mort pour la cause collectiviste, célébré au son des sirènes qui sonnent le glas des ouvriers morts au travail. Après tout, il est bien normal dans un monde où « le plan », le soviétisme et le stakhanovisme ont supplanté la religion, que la musique funéraire de ces ouvriers soit interprétée par l’usine elle-même.

Avec cet exemple,qui illustre l’un des plus purs produits du futurisme et du constructivisme russe, nous touchons, à la notion d’une musique prolétarienne qui, évidemment, s’oppose le plus radicalement possible à la musique bourgeoise de salon.

Dans le même temps, la musique sort de l’espace confiné de la salle de concert, pour investir un autre espace, bien plus vaste, qui se comprend maintenant à l’échelle de tout l’espace urbain et industriel.

Il faut imaginer cette scène où la chorale est disposé au centre d’une place et interprète ce chant religieux entouré par le son des sirènes qui résonne de part et d’autre de toute la ville aux alentours.

En voici une reconstitution sonore de Leopoldo Amigo et  Miguel Molina paru en 2008 dans l’indispensable coffret Baku Symphony of Sirens, qui regroupe reconstitution sonore et archives d’époque de l’avant garde russe.

Retrouvez d’autres informations sur le site Monoscop qui regroupe de nombreuses informations sur Arseny Avraamov.

LE LABORATOIRE DE L’OUIE de Dziga Vertov (1916)

DZIGA VERTOV ET LE LABORATOIRE DE L'OUIE (1916)

Photogramme tiré de L'homme à la caméra (1928) © Lobster Film

Pendant la première guerre mondiale, les idées futuristes de Maiakovski et de ses amis gagnent les grandes villes artistiques soviétiques comme Petrograd (Saint Petersbourg) et influencent un jeune poète et musicien, Denis Arkadievitch Kaufman, davantage connu aujourd’hui sous le nom de Dziga Vertov. En russe, le prénom Dziga est une déformation de Denis et se réfère au mot ukrainien qui veut dire toupie, mais aussi à Tzigane, peuple éternel errant. Vertov est dérivé du verbe russe « vertet » qui signifie « tourner, pivoter, tournoyer ». Dziga Vertov peut alors étonnamment prendre le sens de « Mouvement perpétuel ». Vertov poursuit alors parallèlement des études de médecine et de musique et admire beaucoup les futuristes russes.
« Traversons ensemble une grande capitale moderne, les oreilles plus attentives que les yeux… » déclare Russolo, une pensée qui semble avoir également animé le cinéaste russe bien qu’il ne connaisse pas l’existence des recherches du musicien futuriste. En 1916, Dziga Vertov fonde à l’âge de vingt ans un « laboratoire de l’ouïe » afin d’expérimenter le montage des sons par le biais du phonographe. Dans un texte intitulé « Naissance du ciné-œil » publié dans Articles, journaux, projets, coll. « 10/18 », il déclare : « Et voici qu’un jour de printemps 1918, je rentre de la gare. J’ai encore aux oreilles les soupirs, le bruit du train qui s’éloigne… quelqu’un jure… un baiser… quelqu’un s’exclame… Rire, sifflet, voix, coups de la cloche de la gare, halètement de la locomotive… Murmures, appels, adieux… Je pense chemin faisant : il faut que je finisse par dégotter un appareil qui ne décrive pas mais inscrive, photographie ces sons. Sinon, impossible de les organiser, de les monter. Ils s’enfuient comme fuit le temps. »S’agissait-il pour lui de réaliser de simples « sonographies » ou bien de monter, d’articuler entre eux, mettre en rythme les divers bruits prélevés à la réalité ? Nul document ne l’atteste à ce jour, mis à part les écrits de Georges Sadoul, assez vagues en ce qui concerne le réel travail effectué à partir de cette matière sonore.
« Vertov pratique le montage d’éléments sonores dans ce laboratoire de l’ouïe dont il est le seul chercheur. Il dispose d’un Pathéphone à pavillon modèle 1900 ou 1910. Avec ce phonographe très primitif Vertov enregistre et combine des sons de machines, de cascades etc. pour tenter de créer ce que nous appelons aujourd’hui la musique concrète (…) »

Pour réaliser ses expériences sonores, Dziga Vertov se voit logiquement obligé de transporter son appareil enregistreur sur les lieux choisis pour leur qualité acoustique, orienter ensuite le pavillon du phonographe en direction de la source convoitée afin d’en fixer le mouvement ondulatoire dans la cire d’un cylindre ou d’un disque. Grâce à ce Pathéphone lecteur et enregistreur, le jeune musicien enregistre toutes sortes de bruits divers : scieries mécaniques, torrents, machines en mouvement, conversation, etc. tentant de créer ensuite par leur agencement, leur montage, leur organisation, une sorte de nouvelle musique.

Sadoul évoque sans équivoque « le montage d’éléments sonores » et la « combinaison de sons ». Or, il n’existe qu’une seule possibilité en 1916 pour réaliser ce type de construction : le montage à la source – que l’on peut assimiler au montage caméra – où l’assemblage s’effectue au moment de l’acquisition par enregistrement successif de bruits. Il s’agit là très certainement de la technique employée par Vertov à laquelle il est possible d’adjoindre le tuilage, techniquement envisageable par ré-enregistrement, bien que celui-ci provoque une augmentation considérable du bruit de fond. Vertov imagine-t-il la combinaison de sons selon une construction horizontale, ou bien cherche-t-il à travailler verticalement afin de créer des polyphonies de bruits ? Il est plausible que Vertov, ne possédant qu’une seule machine, pratique le montage au moment de la prise de son et ne puisse pas effectuer de repiquage. De plus, la manipulation du phonographe n’autorisant pas de contrôle véritablement précis du montage, il est probable qu’une grande part de l’élaboration soit laissée au hasard, ce qui laisse songeur quant à la qualité des articulations, et la valeur musicale des montages de Vertov. L’imprécision des propos de Sadoul se manifeste également lorsqu’il mentionne que Vertov a « tenté de créer ce qu’on appelle aujourd’hui la musique concrète ». Bien que les premières années de la musique concrète de 1948 à 1950 s’élaborent, comme les expériences de Vertov dans son laboratoire de l’ouïe, à partir de la gravure sur disques souples, l’Etude aux chemins de fer, première des Etudes de bruits de Pierre Schaeffer, prend toutefois en compte la possibilité de transformer le son en postproduction par le ralentissement, l’accélération, l’inversion du son et le bouclage, grâce à la technique du sillon fermé. Sur ce point précis, Georges Sadoul ne délivre aucune information distincte quant à la technique adoptée par Vertov, ni sur la qualité de sa production sonore. Rien non plus ne vient confirmer si l’idée de la transformation des sons est envisagée au moment de la prise de son, ni même si celle-ci est envisagée tout court.

Si Russolo avec ses instruments bruiteurs concentre ses travaux sonores de manière « non imitative », il en va tout autrement de Dziga Vertov qui conçoit le bruit comme une réalité concrète. Son laboratoire de l’ouïe le conduit d’ailleurs à une représentation auditive de la « vérité » à travers la théorie du « radio-oreille » qu’il développe dans un souci rigoureux de restituer une objectivité auditive.
Selon Georges Sadoul, Dziga Vertov put, pour ses expériences, prendre l’Art des bruits de Luigi Russolo comme modèle, mais à la différence fondamentale qu’il refusa les instruments « imitatifs » pour employer l’enregistrement de sons réels. Nous savons aujourd’hui que Vertov n’avait pas connaissance des travaux de Russolo. Georges Sadoul montre toutefois que Dziga Vertov utilisait des éléments expressément catalogués trois ans plus tôt par Luigi Russolo comme des cascades, des moteurs, ou encore des scies mécaniques. Quels autres sons naturels ou citadins que ceux répertoriés par Russolo pouvaient attirer la curiosité d’un musicien futuriste comme Dziga Vertov sans recoupement possible ? De toute évidence, son emploi du phonographe – et donc la fixation du son sur un quelconque support, disques en cire, rouleaux ou cylindres – se démarque très nettement de la démarche de son homologue italien qui s’attache à reproduire les bruits mécaniquement. L’emploi d’un instrument enregistreur lui apporte d’emblée une forme « d’objectivité », une approche de la réalité sonore qui deviendra par la suite la définition même de son approche cinématographique : le Kino Pravda, le « cinéma-vérité ».
Toujours selon Georges Sadoul, Dziga Vertov pratique également dans son laboratoire de l’ouïe le montage de sténogrammes et le montage de mots, plus directement en rapport avec le langage et la poésie, dans le même esprit que les « poètes phonographistes ». Cette dernière technique lui sert notamment pour constituer certains poèmes tels Je vois, ou Start (1917).

Quelle est l’ampleur des recherches de Vertov dans ce domaine ? Existe-t-il encore des fragments de son travail ? Dans quel état de conservation ? Ces questions demeurent pour l’instant sans réponse. Il semble que ces expériences d’esprit futuriste ont été assez brèves et rudimentaires et sont restées, faute de moyens techniques, sans grande retombée sur le plan musical.
« Travaillant à partir d’un enregistreur sur disque en cire, Vertov cherche à enregistrer des bruits aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur du studio afin de les rassembler dans des compositions entièrement nouvelles. Il tentait ainsi de créer les symphonies concrètes qui seront entendues dans ses films des années 30, et qui seraient techniquement réalisables par les compositeurs avec l’introduction du magnétophone à bande dans les années 40. Le résultat obtenu avec l’équipement disponible en 1917 devait être décourageant. En définitive, cette étape a servi de préparation au jeune artiste déçu pour l’essai d’un autre média ».

Ces expériences ont une grande importance en tant qu’étape dans le développement d’une pensée créatrice et ont servi de base aux recherches ultérieures du cinéaste. Cette idée de montage en liaison directe avec le montage cinématographique devient en effet centrale, lorsque Vertov se voit confier, à partir de 1919, le montage des films d’actualité reçus de toute la Russie où la guerre civile fait rage.

Voici reconstitué un extrait des expériences sonores de Vertov dans son laboratoire de l'ouïe

Deuxième extrait reconstitué.

MY NAME IS OONA, Gunvor Nelson (1969)

Par son intimité avec la nature, Oona évoque le monde des souvenirs, les réminiscences de l’enfance insouciante figurée par le jeu d’une fillette qui prend vie devant la caméra de Gunvor Nelson. Elle fait la rencontre et devient amie avec Steve Reich au San Francisco Mime Troup où, aux côtés de son mari, le cinéaste Robert Nelson, elle participe aux activités artistiques de cette troupe de théâtre contemporain en recherche de nouvelles formes. Dans ce cadre, dès 1964, Steve Reich participe à la réalisation de deux films de Robert Nelson The Plastic Haircut et Oh Dem Watermelons. Dans ce dernier film, il travaille à partir d’un chant sur le thème de la pastèque, un chant populaire qui peu à peu, se transforme en une musique répétitive surprenante pour accompagner les mésaventures d’une pastèque dans ce registre plutôt « humoristique » tout en augurant des polyphonies rythmiques vocales que Steve Reich développera dans les années 70.

Pour en revenir à My Name is Oona, Gunvor Nelson demande donc à Steve Reich, de composer une musique originale qu’il conçoit uniquement à partir d’enregistrement réels recomposés sur bande magnétique.

 

D’emblée, le film montre une relation audiovisuelle forte. Après le générique où l’on peut lire le titre, « My Name is Oona » sur un fond noir, le silence se prolonge sur les premières images en gros plan d’une fillette blonde qui se dandine. Elle s’adresse en silence à la caméra, c’est à ce moment que la bande son surgit, de manière décalée, pour donner à entendre l’enregistrement d’une fillette qui déclare avec entrain « My Name is Oona ».

Bien que la voix soit désynchronisée, le lien entre le titre, les premières images et la bande son, loin d’opérer une rupture audiovisuelle, ne fait, au contraire, que la renforcer.

A partir de cet enregistrement étalon, Steve Reich ne conserve finalement que le fragment « Oona ». Isolé, mis en boucle, répété ensuite de manière lancinante se transformant peu à peu du fait du déphasage qui se crée entre les deux magnétophones sur lesquels sont lus en même temps ce même fragment.
Cette manière de débuter sa musique n’est pas sans faire directement référence à ses expérimentations sonores à cette même époque, notamment en ce qui concerne l’emploi de la boucle, puis le déphasage de ces boucles, à l’instar des œuvres composées sur le même principe : It’ Gonna Rain (1965) et Come Out (1966).  

Le choix de ces éléments sonore fait écho avec le thème même du film, le souvenir. L’enregistrement fixe l’instant, avant le temps de la réécoute le transforme en souvenir, une réminiscence sonore.
Pour accompagner ces images de souvenirs resurgis, la voix d’une fillette est donc enregistrée, avec la patine particulière du son optique. Peut-être s’agit-il de la voix de l’enfant qui apparaît à l’écran ? peut-être est-ce la voix de Oona, probablement. Qui est Oona ? Le film ne le dit pas. « C’est un souvenir d’un autre temps » dirait Chris Marker… nous ne saurons pas.

Les images offrent un contraste saisissant avec les boucles de la musique où Nelson travaille davantage au niveau de la superposition plutôt que de la répétition. Au début donc, une fillette en gros plan, puis des branches, des feuilles qui ondoient au soleil dans le vent puis, de nouveau, le visage d’une autre jeune fille.

La deuxième partie apparaît avec un nouveau son documentaire, brut, où la voix de la petite fille, encouragée par sa famille, on suppose, annone les jours de la semaine en anglais. Suivent d’autres enregistrements de cette même enfant où elle décline sur tous les tons « My Name is Oona ». Reich procède alors à lente accumulation et une superposition de cette nouvelle manière jusqu’à lentement créer une gigantesque polyphonie réverbérante qui s’intensifie avant de disparaître pour céder délicatement la place au chant d’une berceuse chantée par la voix aimante d’une maman qui fredonne pour son enfant.

Un film fascinant ! 

 

My Name is Oona n’est pas une œuvre isolée sur le plan esthétique, on retrouve des principes de composition audiovisuels similaires pour d’autres films expérimentaux de la même période :  Berlin Horse (1970) de Malcom LeGrice sur une musique de Brian Eno ou T O U C H I N G de Paul Sharits où se répète inlassablement le mot « destroy ».

PENDULUM MUSIC, Steve Reich (1968)

 

Pendulum Music est une pièce conçue pour 2, 3, 4 ou X microphones, amplificateurs, enceintes et exécutants.

Au milieu des années 60, a New York, les travaux d’artistes conceptuels tels que Sol Lewitt, Richard Serra,  Bruce Nauman et Michael Snow sont plus ou moins associés au courant du minimal art. Steve Reich représente, en quelque sorte, la figure musicale au sein de ce mouvement. Il expérimente alors à partir de l’agencement de dispositifs sonores électroacoustiques. A mi chemin entre l’installation sonore et la pièce musicale, Pendulum Music se situe donc dans la poursuite des travaux de Reich sur le déphasage de boucles de bande magnétique sur magnétophones comme, par exemple, dans Come Out (1966) ou It’s Gonna Rain (1967)

Pendulum Music fut présentée pour la première fois en 1969, lors d’une session d’été à l’Université du Colorado, intégré à un spectacle multimédia intitulé Over evident Falls en collaboration avec l’artiste peintre Bill Wiley. L’événement est relaté par Steve Reich comme « un Happening pensé à la va vite » dans une mise en scène où les spectateurs, assistent à l’événement au milieu d’une pluie de faux flocons de neige éclairée par des tubes de néon de lumière noire.
Une photo de la performance du 2 mai 1969 au Whitney Museum of American Art de New York, montre les artistes Richard Serra, James Tenney, Bruce Nauman et Michael Snow prêt à donner la première impulsion au  balancement des microphones.

Le principe sonore de la pièce est simple et repose sur le mouvement de balancement imprimé à des microphones suspendus au dessus d’enceintes provoquant un effet périodique de larsen.

Dans un lent processus de ralentissement, l’amplitude du balancement diminue, des effets de déphasage se produisent entre les différents microphones. La forme de la pièce se fond alors dans le lent processus qui est fonction de la durée des balancements des microphones jusqu’à la stabilisation au dessus des enceintes créant alors des effets de larsens continus. A la périodicité et au rythme du début de la pièce se substitue peu à peu des fréquences modulantes déplaçant l’écoute non plus sur le rythme mais sur le paramètre de la hauteur.

L’écoute se porte également sur le phénomène acoustique et les variations de plus en plus infimes de la structure du larsen lorsque les microphones oscillent lentement, proches de l’immobilisation. Pendulum Music s’inscrit aussi pleinement dans l’idée d’une œuvre poly-sensorielle se donnant autant à voir qu’à entendre, permettant à l’œil de percevoir les micro modulations de la matière sonore par le biais du mouvement de balancement des microphones.

La « partition » de l’œuvre, qui est en réalité un simple texte manuscrit de Reich, a été écrite en août 1968, et révisée en mai 1973 par le compositeur. Elle indique que les exécutants après avoir impulsé le premier mouvement au balancement des microphones doivent rejoindre l’assistance pour assister à son déroulement.

Voici deux versions de la pièce.

Reconstitution de la mythique pièce de Steve Reich à l’école des beaux Arts du Mans, le 21 novembre 2014 dans le cadre de mon cours : Histoire et théorie du sonore..
Interprètes : Pierre-Marie Blind, Léo Urriolabeitia, Koré Préaud, Tanguy Clerc, Arthur Chambry, Rémy Hertrich.