Ce livre à paraître le 8 novembre 2022 est la nouvelle édition et mise en page, revue et augmentée d’un chapitre inédit, d’un ouvrage initialement paru en 2012.
« La musique (…) est, moins que tout, liée à la
réalité. Y serait-elle liée, c’est sans idéologie,
mécaniquement par un son creux sans association.
Et pourtant, la musique, comme par miracle,
pénètre dans le fond de l’âme. Qu’est-ce qui
résonne en nous au bruit, devenu harmonie ? Et le
transforme en source d’extrême volupté qui nous
unit et nous bouleverse ». Andreï Tarkovski, Stalker, (1979).
L’ouvrage se présente en 24 exemplaires différents, comme les 24 images par seconde du défilement cinéma, en autant de marque-pager représentant les sons synthétiques de Rudolf Pfenninger, imprimés sur rhodoïd transparent.
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Teatro Mundi est constitué de plans fixes filmés dans plusieurs villes et pays (Athènes, Gênes, Belle-Ile-en-mer, Arles, New York, Marrakech, Tokyo, Venise, Timimoun Algérie, désert blanc égyptien) qui présentent des réalités multiples (villes, mers, déserts) dans les images et les sons.
Le film commence par une vue du théâtre de Dionysos, sur le site de l’Acropole à Athènes. Ce lieu est considéré comme le premier théâtre du monde, berceau de la tragédie. A partir de ce plan, par superposition, vont apparaître les différentes réalités géographiques des lieux traversés. Le trafic italien surgira du théâtre antique, l’océan atlantique engloutira la ville de Gênes ou la terre rouge marocaine balaiera la mégapole New-Yorkaise, etc. Autant d’associations pour trouver une perspective contemporaine au concept antique du Theatrum mundi (théâtre du monde), sans doute toujours opérant aujourd’hui.
Cette notion développée par de nombreux auteurs baroques au 15ème et 16ème siècle (Shakespeare, Calderon, Corneille ou Goldoni) dépeint le monde comme un théâtre dans lequel les êtres jouent tous un rôle malgré eux. Ils sont réduits à des marionnettes dont les ficelles sont tirées par un « créateur» à la double figure d’un « Dieu » et d’un metteur en scène. Aujourd’hui, dans notre monde globalisé, le theatrum mundi antique trouve une nouvelle résonance. La figure traditionnelle du démiurge a été remplacée par un metteur en scène habité par l’économie et le progrès et une planète nature en colère.
Le film Teatro Mundi propose une relecture de ce concept et invite à réconcilier ces deux dimensions, pour écrire de nouveaux rôles, justes et modérés pour les personnages de notre scène monde.
La création de Teatro Mundi sera montré à la Galerie Analix Forever, à Genève en décembre-janvier 2022-23.
Une première version de Berlin Horse(1970) que Malcom Le Grice n’aimait pas trop avait déjà été réalisée puis montée sur différentes pistes de bruits blancs. C’est finalement avec la musique de Brian Eno que le film trouve son aspect définitif. Malcom Le Grice avait déjà réalisé le film et Brian Eno, la bande son, les deux éléments ont juste été mis ensemble et cela a immédiatement fonctionné de manière parfaitement complémentaire. Le bouclage du son ne correspond pas au bouclage de l’image et pourtant, l’aimantation audiovisuelle fonctionne à merveille.
Les éléments audiovisuels proviennent d’échantillonnage divers : pour l’image il s’agit de deux séquences distinctes qui ont pour point commun la figure du cheval. La première où l’animal galope dans un box est une prise originale filmée en 8mm puis refilmée en 16mm à différentes vitesses et sous différents angles, la seconde où des chevaux sont évacués d’une grange en feu, provient d’un film primitif (Edison). Le traitement des couleurs a quant à lui été réalisé avec des gélatines introduites puis impressionnées dans la tireuse optique au London Film Makers Cooperative.
Le motif musical dont Brian Eno s’est emparé provient de la musique du compositeur baroque anglais John Dowland à partir d’une courte mélodie jouée au luth.
Le film, conçu en double écran, est également l’occasion de renforcer l’idée de la boucle avec celle du déphasage qui s’opère entre les deux écrans. La musique elle aussi incorpore cette même idée en jouant du principe de déphasage stéréophonique créant avec l’image comme un phénomène d’irisation, un effet de moirage audiovisuel très subtil. L’impressionnant travail sur la couleur trouve lui aussi son équivalent dans la musique de par la lente transformation qui s’opère à partir d’un seul motif de luth (ancêtre de la guitare) qui se répète et se modifie imperceptiblement. Le choix des images, des boucles d’images de chevaux prélevées dans des westerns et la musique à base de luth, créent également à la fois une complémentarité et un contraste avec la musique habituelle des films de western à base de banjo.Berlin Horse sera également plusieurs fois montré, en version scénique notamment au London Palladium en 1975 où Eno se produit avec Robert Fripp ainsi qu’à l’Olympia, à Paris, dans un concert mémorable et totalement dépourvu de lumière en dehors de la projection du film sur l’arrière-plan de la scène ce qui laissa l’audience en état de sidération si l’on se réfère à un article d’Allan Okada.
Ce film s’inscrit dans la série documentaire « Image d’une oeuvre » produite par l’Ircam qui vise à documenter aujourd’hui, tout le déroulement du processus créatif d’un compositeur ou d’une compositrice confronté à l’utilisation de la technologie pour prolonger les enjeux artistiques et expressifs de son projet musical.
De Tinieblas, pour chœur et électronique, de Stefano Gervasoni, aide à l’écriture d’une œuvre musicale nouvelle originale du ministère de la Culture, commande de l’Ircam-Centre Pompidou
A partir des Très leccionnes de tinieblas de José Angel Valente
Réalisation Véronique Caye Prise de son et mixage Ivan Gariel Conseil musical Philippe Langlois Production Murielle Ducas
Remerciements Claudia Jane Scroccaro, Eglise San Marco Milan, Milano Festival, SWR
Production Ircam-Centre Pompidou. Avec le soutien de la Sacem.
Création & film initialement prévue le 9 juin 2020 à La Philharmonie de Paris/Festival Manifeste Ircam-Centre Pompidou, reportée en juin 2022 à Milan, Stuttgart et Paris.
Ce film s’inscrit dans la série documentaire « Image d’une oeuvre » produite par l’Ircam qui vise à documenter aujourd’hui, tout le déroulement du processus créatif d’un compositeur ou d’une compositrice confronté à l’utilisation de la technologie pour prolonger les enjeux artistiques et expressifs de son projet musical.
Un film de Catherine Radosa avec la collaboration de Philippe Langlois
On pourrait tout à fait croiser cette installation dans un cabinet de curiosité des temps futurs où serait conservé ce qui subsiste d’une mémoire cinématographique primitive.
Le crinoïdophone réalisé en collaboration avec Tristan Dubus, est une sculpture sonore réalisée à partir de matériau industriel de récupération. Reposant sur un piédestal métallique, dans une grande cloche en plexiglas emplie de liquide transparent éclairé, des lambeaux de bandes magnétiques récupérés dans des cassettes VHS sont suspendus et flottent dans le liquide. Par intermittence, de manière imprévisible, dans un mouvement discontinu de rotation, les morceaux de bandes magnétiques sont actionnés par un petit moteur dissimulé dans le haut de la cloche qui les fait tournoyer dans le liquide. En tournant, les fragments se frottent sur deux têtes de lecture de bande magnétiques immergées dans le liquide. Il en résulte des bribes de son, des fragments d’une mémoire cinématographique impossible à appréhender autrement que dans une sorte de tournoiement sonore fugace et fascinant.
Devant cette œuvre, le visiteur de ce cabinet de curiosité serait témoin de quelque chose qu’il ne pourrait même pas imaginer, l’état d’un art, de quelque chose, surgi une mémoire fragmentaire, incompréhensible et fugace.
Il y a quelque chose de la contemplation devant cette œuvre, de la magie, un temps du présent où l’on contemple et capte la magie des sons anciens, comme ces spécimens conservés et exposés dans du formol dans un musée d’histoire naturelle. Ce serait comme devant un diorama sonore, restituant ce qui reste d’un temps ancien, bribes et borborygmes d’une mémoire cinématographique disparue, dont il ne subsisterait que le souvenir des sons engloutis.
Installation vidéo sur 8 écrans synchronisés, 65 min.
HORIZONS est une installation/performance (vidéo, son, espace, interaction) mettant en scène 120 paysages d’horizon et le spectateur de ces images. Mystère des mystères, ces paysages sont en perpétuelle recomposition : aucun horizon n’est le même. Ils nous renvoient à l’instabilité de la nature. Le motif primitif et intemporel de l’horizon invite à une réflexion existentielle. Dans notre monde contemporain, traversé par des bouleversements écologiques, économiques et politiques, quel est l’avenir de l’homme, quel est son horizon ?
1. Laure Gauthier : Quel est votre rapport à la poésie et plus particulièrement à la poésie contemporaine ?
PL : Je porte en moi depuis l’adolescence l’empreinte de la poésie symboliste, un lien que j’ai ensuite entretenu et développé, en tant que lecteur, de manière diffuse, naviguant des avant-gardes des années 1910-20 jusque dans les années 60. Ce lien s’est ensuite enrichi en tant que chercheur sur le versant de la poésie sonore. Pour autant je ne possède pas de regard homogène sur l’évolution de la poésie écrite ou sonore et leurs multiples ramifications esthétiques. Si la poésie m’a toujours fasciné par sa capacité à formuler en mots ce que la conscience où le sentiment peut avoir de plus complexe à exprimer, mon rapport à la musique y est plus organique, plus charnel, plus sensuel.
2. LG : En quoi les 10 ans de création radiophonique à France Culture, où vous avez coordonné avec Frank Smith l’Atelier de création radiophonique (ACR) entre 2002 et 2011, ont-ils marqué votre perception et votre conception de la poésie contemporaine ?
PL : Cette période a été très riche et m’a permis de découvrir tout un pan de la poésie sonore dont j’ignorais la grande diversité des formes contemporaines. Rappelons que poésie sonore et le médium radiophonique sont nés quasi simultanément, il y a à un siècle, dans les années 1910-20. Ces deux modes d’expression et de communication sont donc indissociables. A la tête de l’ACR, nous étions dans la position naturelle de poursuivre cette tradition radiophonique et d’encourager la production de nouvelles œuvres. Nous avons donc logiquement proposé à de nombreux poètes sonores de venir confronter leur expression à l’écriture du média radiophonique.
3. LG : Comment concevez-vous votre collaboration avec Frank Smith pour lequel vous avez réalisé plusieurs musiques de film ? Le poète-réalisateur vous laisse t’il intervenir dans la conception de l’œuvre ?
PL : Bien que je connaisse Frank Smith depuis 2001, je n’ai composé la musique pour l’un de ses films qu’en 2015. Nous avons donc commencé à travailler ensemble après avoir partagé la direction artistique de l’Atelier de création radiophonique où nous avons aussi monté, mixé et produit d’innombrables émissions. Au fil du temps, s’est forgée entre nous une compréhension mutuelle peu ordinaire. Le point commun à ces partitions cinématographiques est d’avoir pensé la bande son en amont du tournage, dès l’écriture du scénario, ce qui signifie que la musique a évolué ensuite au gré de l’évolution et de l’élaboration du film ainsi qu’avec leurs contraintes.
4. LG : Vous avez travaillé avec plusieurs cinéastes, mais Frank Smith est le seul à être écrivain, un poète qui réalise des films. Cela a-t-il changé votre approche du film, et initié une autre façon d’aller à la musique et au rapport musique-image ? Le travail sur l’image sonore s’est-il trouvé renouvelé ?
PL : Cette collaboration avec un poète n’a pas fondamentalement changé ma manière de travailler, que ce soit dans le rapport entre musique et image ou bien dans la manière d’aborder le sujet d’un film. Frank m’a laissé carte blanche ! Je faisais ce que je voulais ! Ce qui a changé a été de prendre en considération comme un postulat de départ le fait que la musique ne devait absolument pas gêner ni être un obstacle à la compréhension du texte qui occupe presque l’intégralité du film. Cela dit, j’avais déjà été confronté à la même problématique dans Foudre la tétralogie de Manuela Morgaine où le texte occupe également une grande place.
5. LG : En quoi consistait votre travail de compositeur dans le Film des questions ? Frank Smith a publié un livre, paru aux éditions Plaine Page en 2014 et un film (commande du Festival Hors-Pistes, 2015, Centre Pompidou) qui montre un paysage en Alabama où un jeune tueur en masse assassine le 10 mars 2009 dix personnes au hasard avant de mettre fin à ses jours. Frank Smith dit que son film pose des questions et « que chaque question posée est une bifurcation, une déviation, une prolifération devant la route qui se jette droite devant nous ». Quel a été votre travail dans ce film ? Le statut poétique du texte modifie-t-il la conception de la musique ?
PL : Il faudrait rappeler que le travail de Frank Smith s’inscrit dans le sillage de la poésie objectiviste de Charles Reznikoff, et qu’en observateur-écrivain il travaille à partir de témoignages, de textes existants et de documents officiels qu’il recompose, avec lesquels il tente une forme de neutralisation, une mise à distance émotionnelle, proposant un autre regard, désaffecté, exempt de l’émoi propre aux faits qui rythment l’actualité proche ou plus lointaine. C’est ce pas de côté, cette distanciation que j’aime accentuer et créer avec la musique. Le thème du film reprend un fait divers survenu en Alabama, aux Etats-Unis en 2009 où un homme assassine dix personnes avant de mettre fin à ses jours à l’issue d’une course poursuite avec la police. Le dispositif visuel reconstitue en temps réel et grâce à l’animation d’images prélevées sur Street View, l’intégralité de l’ultime parcours du tueur de son domicile jusqu’au lieu où il met fin à ses jours. La matière musicale est simple et se réduit à deux éléments. Un thème en partie inspiré du standard Alabama de John Coltrane transposé dans nouvelle temporalité et une nouvelle harmonisation, interprétée très lentement au piano, accompagné d’un drone dont il sera question plus tard. Ce thème qui se répète, se déploie et se replie sur toute la durée du film sur un mode obstiné de la transposé sur do. Il est lui-même constitué de motifs répétés et augmentés, de ritournelles, de circonvolutions, d’aller et retours comme pour figurer l’état de ressassement obsessionnel dans lequel le tueur se trouve probablement plongé au moment des faits. La pédale de sustain est en permanence activée, prolongeant longuement l’extinction de chaque note. La contrainte pour la musique est que le film est conçu avec une dimension performative où la bande son du film – voix des comédiens et musique – doivent pouvoir être interprétées en direct comme lors de la première projection dans le cadre du festival « Hors Pistes » au Centre Georges Pompidou en janvier 2015. Lors des répétitions, nous nous sommes tout de suite aperçus qu’il ne fallait surtout pas chercher à harmoniser le texte des comédiens dit par Garance Clavel et Adrien Michaux avec les phrases jouées au piano, mais bien au contraire, d’accentuer le fait que chaque entité – image, texte et musique – poursuit sa route sans se préoccuper de l’autre. Le film a pris sa forme finale en prenant en compte ce télescopage des différentes temporalités à l’œuvre dans le mécanisme du film ; le temps différé du dernier déplacement du tueur reconstitué à l’écran, le temps réel où le spectateur assiste à ce dernier trajet, la distorsion du temps qui sépare ces deux instants. Pour ce qui est du lien plus direct entre musique et poésie, on le retrouve de manière consciente et illustrative en s’inspirant de la prosodie d’une phrase interrogative qui se retrouve dans la plupart des motifs qui s’achèvent pour la plupart sur des intervalles ascendants. C’est La musique des questions. Le deuxième élément qui joue également avec le temps est le drone grave de nature synthétique qui se déploie sur toute la longueur du film. Cette basse continue soutient l’harmonie du thème proche d’un mode de la et revêt plusieurs fonctions. En premier lieu, sa persistance se retrouve dans l’image et représente les lignes de prévisualisation du parcours qui se superposent en permanence à la route sur les images de Street View. De manière plus symbolique, le drone permet également de représenter inexorablement l’idée fixe et l’obsession morbide de ce tueur dans sa macabre entreprise.
6. LG : Vous avez également travaillé au Film des visages . Là encore, en 2016, Frank Smith a publié un livre aux éditions Plaine Page et réalisé un moyen-métrage (Commande du Centre G. Pompidou, Festival Hors-Piste) dans lequel il mène une réflexion poétique et visuelle sur les visages de la révolte des Printemps Arabes en Egypte. Il définit ce film comme un film poétique. Quel a été votre rôle dans ce film ? En quoi la musique pourrait-elle être qualifiée de poétique ?
PL : Il n’y a pas de volonté spécifique ni de ma part, ni de Frank de faire en sorte que la musique puisse être qualifiée de poétique. La musique opère à différents niveaux et cherche à matérialiser différentes idées qui traversent le film. Il s’est agi de partir de la matière texte d’en déduire une architecture musicale pour la supporter. A l’instar du film des questions, c’est l’ensemble de la production cinématographique de Frank Smithqui est construit autour d’un document, en l’occurrence pour Le film des visages un reportage de trois minutes d’une manifestation qui s’est tenue à Alexandrie en 2010 pour protester contre le régime du président Hosni Moubarak et l’assassinat du jeune militant Khaled Saeed par la police, événement qui sera déclencheur du printemps égyptien. L’idée principale du film repose sur la volonté d’aller vers l’image, au devant de l’image, de toujours s’en rapprocher jusqu’à pouvoir saisir les visages de cette insurrection. Pour ce faire, de même que film de Michael Snow, Wavelenght (1970), le film repose sur un long travelling avant de 45 minutes qui lentement se rapproche d’un écran où est projeté en boucle ce reportage. Au cours du cheminement de la caméra vers le mur, l’espace se resserre progressivement et est régulièrement interrompu par l’intrusion d’images fixes de visages de manifestants, d’intertitres de slogans scandés, de visages de militaires en gros plan jusqu’à devenir un « face à face » entre les visages des manifestants et celui des spectateurs. Pour accompagner cet effet de zoom d’une image dans une autre image, d’un écran dans un autre, pour chercher à inscrire le son de ce reportage dans la bande son du film, je suis parti des trois minutes de la bande son de ce reportage étirée grâce à la technique du Timestretching sur toute la durée du film. Il en résulte un ralenti sonore saisissant où la clameur des manifestants se mue en vagues successives de cris méconnaissables, apparaissant et disparaissant au gré du mixage suivant les inflexions de la musique et du montage image. Je me suis également appuyé sur la tradition musicale séculaire de la poésie chantée égyptienne, le melhoun et le chaâbi, par essence libre, traditionnellement accompagnée d’un oud en m’inspirant des grands musiciens porteurs de cette tradition notamment Yusuf Al-Manyalawi, Ali Abd al-Bari, Salama Higazi et bien sûr chez la grande prêtresse Oum Kalthoum, dans son immortalisation du célèbre poème El Atlal (Ruines). Des motifs d’accompagnement au oud ont été prélevés, retranscrits puis transposés au piano dans un maqâm (mode) de si. Pour jouer ces motifs, le mode de jeu du piano est hautement évocateur. L’idée était de créer un instrument hybride, ni piano, ni oud, un « pianoud » obtenu en étouffant les résonnances naturelles du piano avec des feutres puis en amplifiant la résonnance grâce à la pédale de sustain. Il en résulteune sonorité singulière, se rapprochant du oud sans pouvoir vraiment l’atteindre du fait des quarts de tons impossible à réaliser sur cet instrument. De manière symbolique, ce mode de jeu est aussi en lien avec l’insurrection égyptienne à la fois étouffée et amplifiée par la résonnance infinie qui se répercute sur son peuple aujourd’hui. Sur ce pianoud, la chanteuse Sapho a accepté d’improviser. Les textes qu’elle chuchote et chante en arabe proviennent de textes personnels, d’extraits tirés de L’art d’aimer de Mahmoud Darwich, ainsi qu’une libre interprétation de El Atlal d’après le poème de Ibrahim Nagi. Autour de ces motifs très identifiables, toute une palette de sons de synthèse a été modélisée de manière à créer une sorte de no mans land musical, déclinant toutes les notes du maquâm de si, jusqu’à la note dite « sensible », altérée d’un bémol sur la note « la ». Ces sonorités immatérielles créent alors un interstice, un trou béant, dans lequel il serait possible de glisser un œil où une oreille, témoins extérieurs du drame qui s’est joué lors de ce printemps égyptien.
Voir l’ouvrage de Laure Gauthier, D’un lyrisme l’autre, La création entre poésie et musique au XXIe siècle paru aux éditions mf, en mai 2022, collection répercussions.