Laszlo Moholy-Nagy autre artiste du Bauhaus qui s’intéresse alors aux possibilités conjointes de la photographie, du photomontage et du cinéma a produit une description de l’orgue de lumière d’Alexander Laszlo [1] Il aurait lui aussi travaillé également à la confection de sons synthétiques et les utiliserait dans un film intitulé Tonende ABC (ABC of Sound), décrit comme une « expérience audiovisuelle ».[2] Dans un article de la Revue Musicale consacré au film sonore, Arthur Hoérée fait état d’un tel film sans en spécifier l’auteur ni la source :
« Enfin, on attribue à un savant allemand travail identique [sur les sons synthétiques], appliqué aux lettres de l’alphabet et à leurs combinaisons ; en sorte qu’il a pu créer de toute pièce une voix humaine qui n’existait pas ». [3]
Annoncé comme un film disparu dans Les cloches d’Atlantis. j’ai plaisir dans ce site compagnon à pouvoir montrer une copie numérique de ce film qui refait surface alors que de nombreux chercheurs chercheurs qui se sont penchés sur ABC of Sound, Thomas Levin, Marcella Lista et Thomas Tode, l’avaient considéré comme soit disparu voire n’ait peut-être jamais existé. ABC of Sound a été projeté à la Société du Film en 1934 et contrairement à ce qui avait été imaginé ne constitue pas l’une des premières expériences auditives tentant de reproduire le graphisme des lettres de l’alphabet directement sur la piste optique, mais la transcription sonore de simples symboles graphique à l’instar d’Oskar Fischinger dans Ornemental Sound (1930) De manière symbolique ce film n’en constitue pas moins une manière d’annoncer dans son titre que cet alphabet jette les bases d’un nouveau langage sonore qu’il convient dès lors d’explorer et d’étendre.
[1] MOHOLY-NAGY, Laszlo, Painting, Photography, Film, MIT Press, Cambridge, 1969. p. 22.
[2] Curtis, David, Experimental Cinema a Fifty-year Evolution, London, Studio Vista, 1971, p. 30.
[3] HOERE, Arthur, Le travail du film sonore, op. cit. p. 73.
Au début des années 1960, le producteur Pierre Braunberger découvre le travail photographique de Lucien Clergue et lui propose de réaliser un film, Drame du Taureau (1965). C'est le début d'une longue collaboration qui donnera naissance à une dizaine de courts métrages dans lesquels Lucien Clergue s'adonne avec talent à l'image en mouvement.
En 1969, dans les couloirs du Service de la Recherche, le photographe croise le compositeur Bernard Parmegiani avec qui il collabore pour son dernier film, Sables.
Pour Bernard Parmegiani, un aller-retour incessant s’effectue alors naturellement entre les travaux pour l’image et la composition pure, car ces activités s’opèrent bien souvent simultanément. Les sons se créent dans un genre pour naître ailleurs, ils se recyclent, se transforment et dérivent. Les sonorités aquatiques des ondes Martenot d’Outremer (1968) devenu Thalassa (1971), ont ainsi transité par une nouvelle étape de transformation pour le film de Lucien Clergue Sables (1970). Les ondes Martenot ralenties et remodelées soulignent, à l’image, le long séjour dans l’eau des bois flottés ; la transformation du son original crée, quant à elle, un second degré, sonore, en parallèle avec la lente érosion de cette matière après son immersion prolongée. Comme à son habitude, Bernard Parmegiani procède à toute une série de manipulations, jusqu’à donner à ces sons une consistance méconnaissable qui s’accordent parfaitement avec la matière de ce bois transformé. La variation subtile de la lumière de Camargue sur cette matière étrange, la beauté du cadre, de la photographie, créent un film d’une splendeur surprenante.
Grâce à Wavelenght (1966-67), couronné lors du Grand Prix du Festival international du film expérimental de Knokke-le-Zoute en 1968, Michael Snow acquiert une véritable notoriété en tant que cinéaste. Les premières minutes de Wavelenght donnent à voir une pièce en plan d’ensemble, en légère plongée dans un atelier : au fond de la pièce un bureau et sa chaise, équipé d’une radio et d’un téléphone ; en face une autre chaise avec, au-dessus, quelques photos fixées au mur. Le mur est percé de deux grandes fenêtres qui donnent sur la rue. Le sol est recouvert d’un plancher, au plafond, deux néons éclairent la pièce.
Deux hommes viennent déposer une étagère : le son est synchrone ; les bruits de la rue sont entendus en synchronisation. Nous sommes dans la réalité. Mais voici que quelque chose se passe : l’image bouge, progressivement, le cadre se resserre, nous nous approchons des fenêtres. Comme le dit Michael Snow, « un lent mouvement de zoom trace devant le spectateur son destin et le destin du film ». Le son synchrone est remplacé par un bourdonnement, une onde sinusoïdale qu’aucun rythme ne vient perturber, qui se déplace tout doucement vers l’aigu et recouvre dès lors tout le film. Une lente progression gravit les fréquences du spectre sonore de quatre mille à douze mille Hz. Pendant que le zoom se resserre, la pièce traverse le jour puis la nuit. La temporalité est bouleversée ; plusieurs petites scènes distinctes ont lieu, dont un meurtre entendu hors champ ainsi que plusieurs déménagements. Ces saynètes ne sont pas reliées entre elles sur le plan narratif. Inlassablement le zoom se poursuit pendant plus de 40 minutes, traversant toute la pièce pour s’achever sur un plan resserré d’une photographie de vagues accrochée au mur entre les deux fenêtres à côté du portrait d’une Walking Woman.
Dans un entretien, Michael Snow a confié qu’il avait cherché à trouver un équivalent sonore au mouvement du zoom de la caméra. Au départ, il avait pensé jouer sur la dynamique du son et réaliser un crescendo en partant d’un son très ténu qui aboutisse à un son très fort. Mais la durée du film, quarante minutes, ne permettait pas de concrétiser cette idée. Il a alors l’idée de créer un son qui puisse franchir toutes les fréquences du spectre dans les limites de la bande passante de la piste optique. « Il y a comme un effet cosmique, qui apparaît dans cette idée, un peu comme le sujet du film qui questionne la réalité de la représentation cinématographique ». Michael Snow cherche à opposer la vérité de l’image et du son à la vérité de l’illusion sur l’écran. Le film dirige le spectateur vers cette question : « Si ce n’est pas une chambre que je vois sur l’écran alors qu’est-ce que c’est ? »
Entre cette fréquence sonore et la photographie des vagues, il s’effectue en premier lieu un rapprochement sémantique par l’entremise du mot Wave. Wavelenght signifie en effet autant « longueur d’onde » que littéralement « durée de vague », autrement dit le temps qu’il faut pour parvenir jusqu’aux vagues ou bien, plus métaphoriquement, l’unique mouvement de caméra qui se jette vers l’avant serait lui-même une vague qui déferle très longtemps. « Il y a également une force cosmique dans Wavelenght, quelque chose qui touche au temps à l’échelle humaine, mais également quelque chose qui le dépasse ». L’écoulement normal du temps est matérialisé par le son direct tandis que les dilatations temporelles ne sont signifiées que par la fréquence ascensionnelle. Dans Wavelenght, le trucage employé, donnant à voir un zoom régulier, n’est en fait qu’une succession de scènes filmées et d’instants photographiques reliés entre eux. Avec ce dispositif, Michael Snow cherche à toucher aux fondements même du septième art, en démontrant que le cinéma n’est pas autre chose que de la photographie, du son et du temps.
En 1968, Maurice Blackburn produit et réalise son propre film Ciné-crime dont il est fait mention au générique que « les éléments visuels et la bande sonore de ce film sont les points de repère d’une histoire qui doit être complétée selon la fantaisie de votre imagination ».
L’image en noir et blanc à travers un jeu d’ombres et de lumières, est plus suggestive que figurative. Des fragments de gestes donnent à imaginer un voleur poursuivi par la police, rattrapé, jugé, jeté en prison, puis préparant son évasion. La bande sonore guide le spectateur dans la narration, plus que les images elles-mêmes, volontairement occultées par des effets de flous stylisés. Elle met en évidence l’approche électroacoustique de la musique de film de Maurice Blackburn dans laquelle tous les sons – aussi bien les paroles, les bruitages, que la musique elle-même – sont considérés comme des objets sonores.
Cette bande-son n’a donc plus uniquement une fonction de sonorisation, elle n’est plus appliquée comme un vernis sur un visuel terminé qui possède déjà tout son sens, mais elle acquiert un rôle actif, elle enrichit le film par ses propres moyens expressifs.
Véritable cinéma pour l’oreille, la musique de Ciné-crime démontre la conception d’une bande-son active au regard d’une image volontairement brouillée. Les manipulations sonores sont pour notre perception une réalité bien plus évidente que ce qu’il nous est donné de voir.
Au Canada, au sein de l'Office National du Film (ONF), le compositeur de musique de films Maurice Blackburn est l'un des fers de lance de l'expérimentation sonore tous azimut tout d'abord aux côtés du cinéaste d'animation Norman McLaren, puis pour des films documentaires ou de fiction.
Après deux séjours à Paris, en 1948 et 1954, il découvre la musique concrète de Pierre Schaeffer, et prend alors conscience du formidable champ d’exploration que lui offre la possibilité de manipuler le son enregistré sur piste optique avant d'appliquer ces découvertes dans des collaborations avec des réalisateurs qui souhaitent prolonger leur expérience visuelle dans l’univers des sons.
Selon lui, le compositeur doit prendre en charge le son d’un film d'une manière globale, dès la phase d'écriture du film, en collaboration avec le cinéaste, le monteur image et le monteur son. C’est l’ensemble de la piste sonore qui devient ainsi la musique du film dans une approche électroacoustique totale où paroles, musiques et bruits sont exploités musicalement dans une esthétique qu'il nomme "Filmopéra".
Dans les années 60, l'idée de collage sonore et de contrepoint audiovisuel prend un tour nouveau avec le film de Clément Perron Jour après jour qui lui offre l’occasion de produire une bande sonore totale composée à partir de musique concrète, de bruits industriels et d’effets divers enregistrés en studio ou pris en sonothèque : « on est allé chercher de tout, dit Maurice Blackburn, galopades de chevaux, bruits de trains, sifflets, arbres s’écroulant, bruits de machines ». Ce film a été tourné à Windsor au Québec au milieu des forêts, où six mille cinq cents habitants vivent de l’industrie du papier. Un texte de Clément Perron dit par Anne-Claire Poirier est entièrement intégré à cette composition. Le mélange texte-images-bande-son donne à réfléchir sur la place que l’homme a fait à la machine dans notre société. Il en résulte un poème sonore total chantant la domination universelle de la machine devenue folle.
La Marche funéraire des ouvriers a probablement été conçue comme une suite à la Symphonie des sirènes de Baku composée en 1922, pour le cinquième anniversaire de la révolution russe. Outre la chorale de ce chant qui est d’une facture totalement conforme à la tradition musicale sacrée de la Russie orthodoxe, sa grande innovation réside dans le fait qu’en lieu et place de l’orchestre, ce sont les sirènes à l’échelle de toute la cité industrielle qui se sont substituées aux instruments de musique.
La mue de la Révolution s’est ici produite jusque dans la musique. Avraamov l’avait déjà célébré à Baku, puis à Nivni Novgorod et Moscou les années suivantes, cherchant à étendre les pupitres de à l’orchestre à la ville toute entière, faisant retentir sous ses ordres, canons, sirènes, cornes de brumes, sifflets à vapeurs des trains au milieu d’autres manifestations sonores détonantes. Cette fois-ci, à la place de la tradition séculaire des cloches des églises de l’ancienne religion orthodoxe, le glas funéraire est à présent donné par un son qui symbolise ce nouvel ordre sonore qu’une autre révolution, industrielle celle-là, a renversé puis remplacé par les sirènes des usines. Ces usines monumentales d’où l’on entend résonner les sirènes qui, désormais , rythment le quotidien et la journée de tous les ouvriers.
La musique industrielle devient alors un formidable outils de la propagande soviétique.
Edgard Varèse avait certes déjà introduit la sirène au milieu de son orchestre notamment dans Amériques (1918-1921), puis dans Hyperprism (1923) et Ionisation (1933), elle se retrouve également dans le film Ballet Mécanique (1924) de Fernand Léger et Dudley Murphy sous la conduite musicale de George Antheil, mais avec cet exemple, dans un geste encore plus radical, Avraamov remplace tout l’orchestre par le son des sirènes pour accompagner ce chant choral funéraire.
Pour la mort de ses enfants, l’usine pleure donc aussi ses « fidèles », martyrs d’une autre sorte, mort pour la cause collectiviste, célébré au son des sirènes qui sonnent le glas des ouvriers morts au travail. Après tout, il est bien normal dans un monde où « le plan », le soviétisme et le stakhanovisme ont supplanté la religion, que la musique funéraire de ces ouvriers soit interprétée par l’usine elle-même.
Avec cet exemple,qui illustre l’un des plus purs produits du futurisme et du constructivisme russe, nous touchons, à la notion d’une musique prolétarienne qui, évidemment, s’oppose le plus radicalement possible à la musique bourgeoise de salon.
Dans le même temps, la musique sort de l’espace confiné de la salle de concert, pour investir un autre espace, bien plus vaste, qui se comprend maintenant à l’échelle de tout l’espace urbain et industriel.
Il faut imaginer cette scène où la chorale est disposé au centre d’une place et interprète ce chant religieux entouré par le son des sirènes qui résonne de part et d’autre de toute la ville aux alentours.
En voici une reconstitution sonore de Leopoldo Amigo et Miguel Molina paru en 2008 dans l’indispensable coffret Baku Symphony of Sirens, qui regroupe reconstitution sonore et archives d’époque de l’avant garde russe.
Retrouvez d’autres informations sur le site Monoscop qui regroupe de nombreuses informations sur Arseny Avraamov.
Par son intimité avec la nature, Oona évoque le monde des souvenirs, les réminiscences de l’enfance insouciante figurée par le jeu d’une fillette qui prend vie devant la caméra de Gunvor Nelson. Elle fait la rencontre et devient amie avec Steve Reich au San Francisco Mime Troup où, aux côtés de son mari, le cinéaste Robert Nelson, elle participe aux activités artistiques de cette troupe de théâtre contemporain en recherche de nouvelles formes. Dans ce cadre, dès 1964, Steve Reich participe à la réalisation de deux films de Robert Nelson The Plastic Haircut et Oh Dem Watermelons. Dans ce dernier film, il travaille à partir d’un chant sur le thème de la pastèque, un chant populaire qui peu à peu, se transforme en une musique répétitive surprenante pour accompagner les mésaventures d’une pastèque dans ce registre plutôt « humoristique » tout en augurant des polyphonies rythmiques vocales que Steve Reich développera dans les années 70.
Pour en revenir à My Name is Oona, Gunvor Nelson demande donc à Steve Reich, de composer une musique originale qu’il conçoit uniquement à partir d’enregistrement réels recomposés sur bande magnétique.
D’emblée, le film montre une relation audiovisuelle forte. Après le générique où l’on peut lire le titre, « My Name is Oona » sur un fond noir, le silence se prolonge sur les premières images en gros plan d’une fillette blonde qui se dandine. Elle s’adresse en silence à la caméra, c’est à ce moment que la bande son surgit, de manière décalée, pour donner à entendre l’enregistrement d’une fillette qui déclare avec entrain « My Name is Oona ».
Bien que la voix soit désynchronisée, le lien entre le titre, les premières images et la bande son, loin d’opérer une rupture audiovisuelle, ne fait, au contraire, que la renforcer.
A partir de cet enregistrement étalon, Steve Reich ne conserve finalement que le fragment « Oona ». Isolé, mis en boucle, répété ensuite de manière lancinante se transformant peu à peu du fait du déphasage qui se crée entre les deux magnétophones sur lesquels sont lus en même temps ce même fragment. Cette manière de débuter sa musique n’est pas sans faire directement référence à ses expérimentations sonores à cette même époque, notamment en ce qui concerne l’emploi de la boucle, puis le déphasage de ces boucles, à l’instar des œuvres composées sur le même principe : It’ Gonna Rain (1965) et Come Out (1966).
Le choix de ces éléments sonore fait écho avec le thème même du film, le souvenir. L’enregistrement fixe l’instant, avant le temps de la réécoute le transforme en souvenir, une réminiscence sonore. Pour accompagner ces images de souvenirs resurgis, la voix d’une fillette est donc enregistrée, avec la patine particulière du son optique. Peut-être s’agit-il de la voix de l’enfant qui apparaît à l’écran ? peut-être est-ce la voix de Oona, probablement. Qui est Oona ? Le film ne le dit pas. « C’est un souvenir d’un autre temps » dirait Chris Marker… nous ne saurons pas.
Les images offrent un contraste saisissant avec les boucles de la musique où Nelson travaille davantage au niveau de la superposition plutôt que de la répétition. Au début donc, une fillette en gros plan, puis des branches, des feuilles qui ondoient au soleil dans le vent puis, de nouveau, le visage d’une autre jeune fille.
La deuxième partie apparaît avec un nouveau son documentaire, brut, où la voix de la petite fille, encouragée par sa famille, on suppose, annone les jours de la semaine en anglais. Suivent d’autres enregistrements de cette même enfant où elle décline sur tous les tons « My Name is Oona ». Reich procède alors à lente accumulation et une superposition de cette nouvelle manière jusqu’à lentement créer une gigantesque polyphonie réverbérante qui s’intensifie avant de disparaître pour céder délicatement la place au chant d’une berceuse chantée par la voix aimante d’une maman qui fredonne pour son enfant.
Un film fascinant !
My Name is Oona n’est pas une œuvre isolée sur le plan esthétique, on retrouve des principes de composition audiovisuels similaires pour d’autres films expérimentaux de la même période : Berlin Horse (1970) de Malcom LeGrice sur une musique de Brian Eno ou T O U C H I N G de Paul Sharits où se répète inlassablement le mot « destroy ».
Dans sa quête de voir ce que l'on entend et entendre ce que l'on voit, Norman Mc Laren réalise Begone dull Care en 1949, un des plus beaux exemples de musique visuelle façonné à même la matière/pellicule selon les techniques du "Direct Film", par ajout de peinture sur de la pellicule transparente, par grattage de couches de couleurs successives sur la pellicule. Ce film expose de la manière la plus virtuose qui soit la complémentarité audiovisuelle et constitue l'un des films les plus incroyable dans le domaine de la musique visuelle.
La mise en scène de gestes anodins et primordiaux de la vie est présente dans les trois premiers films de Patrick Bokanowski, La femme qui se poudre (1972), Le déjeuner du matin (1979) et trouve son accomplissement dans L’ange (1984), accompagnés de cette obsession répétitive qui caractérise également la musique de Michèle Bokanowski. Avec des frottements de tôle répétés, joués à l’archet et transformés dans La femme qui se poudre, des fragments de quatuor à corde retravaillé et mis en boucle dans L’ange, Michèle Bokanowski s’accorde à prolonger véritablement la structure intrinsèque de l’image. A tous les niveaux, la transformation est érigée en principe fondateur. Avec le couple Bokanowski, le cinéma devient l’art de fabriquer un monde de l’imaginaire entièrement subjectif.
Michèle Bokanowski établit son vocabulaire sur la même base que les images : éléments concrets retravaillés (objets sonores ou instruments), mise en boucle, déphasage et multiplication créant une tension et à un paroxysme avant d’entrer dans une nouvelle séquence.
Si Patrick Bokanowski se passionne pour les gestes du quotidien, c’est plutôt ce qui se passe à l’intérieur des personnages, pendant qu’ils font ces gestes, qui motive Michèle Bokanowski. Elle parvient, ainsi, à matérialiser l’impossible état de tension auquel les personnages sont soumis, prisonniers de leurs gestes et de l’univers étouffant qui les environne.
Le plus souvent, la musique crée une distance avec l’image sauf à certains moments, où des synchronismes très marqués apparaissent furtivement, comme quelque chose qui tombe brutalement sur l’image et à laquelle on ne s’attend pas, créant une surprise totale renforçant cette temporalité déviée qui n’appartient qu’à l’instant.
Pour le bicentenaire de la naissance de Beethoven en 1970, Mauricio Kagel entreprend la réalisation de "Ludwig van", première de ses réalisations cinématographiques, conçue comme une véritable interrogation sur l'utilisation de la musique de Beethoven.
Ce film en noir et blanc est volontairement décalé, dérangeant, irrespectueux, voire provocateur.
Les codes traditionnels de la narration sont transgressés au sens linéaire du terme à travers un film constitué de scènes, sans lien entre elles hormis la figure légendaire du grand compositeur romantique.
Nous visitons ainsi des lieux où Beethoven a vécu : son cabinet de travail, pièce entièrement recouverte de notes de musique ; sa cave, débarras empli de bouteilles de vin ; son grenier, où s'empilent des partitions de compositeurs du XIX et XXe siècles ; sa salle de bain, dans laquelle la baignoire est remplie de bustes de… Beethoven, qui sont enlevés les uns après les autres.
Ni reportage documenté, ni film biographique, Kagel use et abuse de l'anecdote pour détourner les codes du film "en hommage à " et tenter de constituer un portrait en creux, provoquant, prenant par surprise, agaçant même de manière désopilante.
Dans le désordre, il donne à voir un débat télévisé ridicule sur Beethoven et sa musique ; une évaluation des capacités physiques, morales et psychiques de la musique de Beethoven sur les interprètes (cette partie est l'une des plus comiques) ; une interview, dans un champ, d'un descendant de Beethoven…
Le film se termine au zoo, par des scènes présentant des animaux dans des attitudes aussi éloquentes que possible, voire scatologiques, en particulier la séquence où sous la baguette de Herbert von Karajan, la musique de Beethoven est accompagnée visuellement par la défécation d'un gros pachyderme, ce qui peut être interprété comme une métaphore à la fois comique et insultante renvoyant au style de direction quelque peu "ampoulé" de Karajan.
L'épisode de la chambre constitue une véritable installation plastique dans le sens où Kagel à recouvert toutes les surfaces du cabinet de travail de ses partitions. Pas une seule parcelle n'est épargnée : miroirs, table de travail, chaise, piano, sol, porte, etc. La musique de cette séquence est une interprétation "à la volée" des morceaux de partition d'un quatuor qui ne peut que jouer les parties captées par la caméra. En ce sens cette partie forme un véritable collage généralisé, visuellement et musicalement qui donne à entendre la musique déconstruite de Beethoven en une sorte d'illusion et de réminiscence de tout l'œuvre du compositeur.
L'extrait qui suit propose une immersion dans le cabinet de travail de Beethoven recouvert de toutes ses partitions.
Le film est disponible dans un coffret "The Mauricio Kagel Edition" (2 CD + DVD)