Le texte et l'extrait vidéo ci-après documentent l'ouvrage de Philippe Langlois, Les cloches d'Atlantis, musique électroacoustique et cinéma archéologie et histoire d'un art sonore, éditions mf, Paris, 2012.

Dès son premier film sonore, La petite Lise (1929), le soin accordé au placement du son se situe immédiatement dans une tentative de fusion des différents paramètres. Outre le procédé de partition rétrograde, qui est inauguré avec la collaboration de Claude Roland-Manuel pour la première fois au cinéma, le film n’en comporte pas moins un important travail sur les ambiances sonores. Par exemple, dans la séquence presque anodine où Berthier pénètre dans une scierie afin de trouver un emploi, le traitement sonore général rythme toute la scène. Le crissement des scies électriques s’organise alors, sur la base rythmique de rapides battements sourds et réguliers et des voix qui s’intercalent entre ces manifestations bruyantes.

L’apparition de la technique de la partition rétrograde, trois ans à peine après l’émergence du cinéma sonore en 1929, s’opère lorsque Jean Grémillon réalise La petite Lise sur une partition signée Claude Roland-Manuel. L’exemple de partition rétrograde intervient alors que Lise et son compagnon André arrivent au domicile d’un brocanteur juif afin de lui extorquer de l’argent en prétextant lui vendre une belle montre de famille. Le plan qu’ils ont échafaudé, pour parvenir à leurs fins, ne se déroule pas comme prévu jusqu’à verser dans le crime. Les premiers fragments de son rétrogradé correspondent avec le moment où Lise et André empruntent les escaliers qui mènent chez le brocanteur.
« Voulant camper un brocanteur oriental, Roland-Manuel, dans La petite Lise, s’était contenté de monter à rebours l’appel traditionnel : « marchand d’habit ! ». Les syllabes françaises se muaient en une sorte d’idiome exotique, du moins pour nos oreilles, ce qui était essentiel ».

La procédé de partition rétrograde réapparaît dans la séquence qui suit le meurtre, lorsque Grémillon filme Lise, seule, face à son désarroi, attablée dans un restaurant. A quelques tables de la sienne, André vient tout juste de retrouver un camarade d’enfance. La clameur de leurs retrouvailles disparaît alors peu à peu au profit de la musique rétrogradée, en même temps que le cadre se resserre sur le visage de Lise, jusqu’à former un très gros plan sur ses yeux gonflés de larmes. Le mixage permet ici de matérialiser l’éloignement du monde sonore réel, celui du restaurant, pour pénétrer de plain-pied dans un autre univers sonore, immatériel celui-ci, afin de représenter et pénétrer le trouble des pensées de Lise.

Dans cette séquence, la rétrogradation est appliquée à la partition musicale toute entière, voix et instruments y compris. Un seul motif se déploie, répété, comme autant d’obsessionnelles boucles sonores. La musique abandonne alors toute fonction diégétique liée à la situation de l’action, pour n’être entendue que par elle seule. Sur ces images, mêlées à ce son à l’envers, ouaté, la mémoire sonore de l’escalier du brocanteur refait surface, tel un sombre murmure, révélant de manière souterraine que cette musique lancinante entendue « à l’envers » peut également signifier, comme si nous nous trouvions au cœur du repentir de Lise : « si seulement il était possible, tout comme le son, de revenir en arrière, s’il était seulement possible de ne pas avoir commis ce meurtre ».