De nombreux exemples attestent de cette intégration des bruits à la musique comme par exemple les bruits de la nature et du tracteur qui fusionnent avec la musique de Jean Yatove après le générique de Jour de fête (1948) de Jacques Tati – après le remontage sonore de 1961 sur bande magnétique.
Les bruits rompent alors la frontière qui les sépare du monde réel pour se fondre insidieusement dans la musique. On retrouve cette idée à travers le son des vérins créant à lui tout seul la base rythmique de la musique dans la salle des machines du paquebot qui mène Fred Astaire en Europe dans Shall we Dance – L’entreprenant Monsieur Petrov – (1937) de Mark Sandrich, où « les bruits de machine d’un paquebot, de ses bielles et de ses pistons, deviennent, savamment recréés puis montés et organisés, une véritable musique concrète sur laquelle Fred Astaire, danseur classique russe gagné par le jazz, superpose le son de ses claquettes. Ce morceau de bruits rythmés est d’ailleurs incrusté, comme un solo de percussions, entre les refrains, joués et chantés de manière plus classique d’une chanson de Gershwin ».
Dans Summerstock (1950) de Charles Walters, sorti en France sous deux titres : La Jolie Fermière ou La vallée heureuse, c’est le grincement d’une latte de bois et le son d’une feuille de papier journal sur le sol qui deviennent un véritable accompagnement rythmique sous les pas de Gene Kelly.
L’idée de transformation et de double domine dans la mise en scène de ce film et cette option prise depuis l’écriture du scénario guide également tout le travail sur le son, y compris dans le choix des musiques. Dès le générique, il est question de transformer une musique « sacrée » en une musique « profane » : La toccata et fugue en ré mineur de Jean Sébastien Bach, que nous avons l’habitude d’entendre à l’orgue est transcrite pour ensemble symphonique.
Par contraste et pour établir le lien avec cette composition, le plan qui ouvre le film est un panoramique vertical sur des tuyaux d’orgue. Le plan s’achève par des mains jouant sur le clavier. Un Choral de Bach retentit avec cette fois le son de l’instrument sacré. En caméra subjective, sur le pupitre de l’orgue où repose la partition se dessine l’ombre du docteur Jekyll. Nous sommes ici déjà en présence de son double. Le dialogue qui suit avec son valet nous révèle que Jekyll doit sortir. Il suit son valet qui lui donne son manteau – toujours en caméra subjective dans la peau de Jekyll. Nous découvrons alors pour la première fois son visage : Fredric March, qui interprète le rôle titre, se tient devant un miroir pour ajuster son habit. Encore une fois, il s’agit d’une image reflétée, d’un double. Cette ouverture tant soignée sur le plan de la composition visuelle et musicale ne constitue que le prélude à la révélation du double.
La séquence de la métamorphose se déroule évidemment devant un miroir. Pour l’accompagner et la doter d’une totale cohérence audiovisuelle, Mamoulian souhaite obtenir une sonorité inouïe. En mélangeant le son organique des battements du cœur, auquel il ajoute d’autres sons qui viennent parasiter la sonorité initiale, Mamoulian exprime la souffrance de son personnage qui abandonne sans le savoir l’apparence humaine pour laisser libre court à son double bestial. Autrement dit, c’est par le traitement du son que le metteur en scène représente l’abandon de la réalité sonore.
« Pour accompagner la transformation, je voulais un son complètement irréel. Au départ, je souhaitais une pulsation, comme des battements de cœur. Nous avons donc essayé toutes sortes de percussions mais elles sonnaient toutes comme des percussions. Puis, j’ai enregistré mon propre cœur, c’était parfait, merveilleux. Nous avons ensuite enregistré un gong, nous en avons retiré l’impact pour pouvoir renverser la résonance. Finalement, nous avons peint directement sur la piste optique et je crois que c’était la première fois que quelqu’un utilisait le son synthétique de cette manière, en travaillant à partir de la lumière du son ».
L’inversion des phénomènes acoustiques est très souvent mise à profit pour signifier un climat d’étrangeté. Utiliser la rétrogradation musicale permet aussi au compositeur d’instiller quasiment à l’insu de l’auditeur une dimension « sur-réelle ». C’est précisément ce qui est à l’œuvre dans la partition de Miklos Rozsa pour Secret Beyond The Door – Le secret derrière la porte – (1948) de Fritz Lang dont le scénario emprunte plusieurs ingrédients propres à Rebecca ou Suspicion d’Alfred Hitchcock. Après s’être mariée à un homme qu’elle connaît à peine, Célia découvre que son mari est passionné par les chambres où des crimes ont été commis. Dévoré par cette passion morbide, il reconstitue et collectionne ces chambres dans sa propre demeure. Célia comprend quel sort l’attend, lorsqu’elle découvre avec stupeur la réplique exacte de sa propre chambre parmi la collection privée de son mari. L’utilisation de la partition rétrograde intervient au moment précis où elle ressort pétrifiée après cette découverte.
Trois ans plus tôt, en 1934, une autre expérience de partition rétrograde est tentée dans l’impressionnante piste sonore de Rapt de Dimitri Kirsanoff sur une musique conjointement composée par Arthur Honneger et Arthur Hoérée. Parmi les nombreuses « particularités sonores du film Rapt », qui en font probablement le film le plus inventifs au niveau de l'impressionnant travail de la bande son, l’emploi de ce procédé illustre cette fois-ci l’indécision d’un homme devant un vaste dilemme.
Pour représenter le rêve éveillé de cet homme, Arthur Honegger et Arthur Hoérée utilisent le procédé musical inauguré par Roland-Manuel en 1929. La sonorité irréelle et indéterminée de la musique rétrograde établit une fois encore le lien avec l’intériorité du personnage. Mêlée au tic-tac d’une horloge qui marque le temps qui passe et qui presse, ainsi qu’à la « voix-off » de l’homme qui pense tout haut, la musique baigne dans un halo sonore, une aspiration, un effet musical qui l’entraîne un peu plus dans son indécision. L’emploi d’un tel procédé est également une manière de rendre perceptible, le possible renversement de la vie de Firmin, l’inconnu de l’avenir.
Pour réaliser la séquence de l’orage, une panoplie d’effets sonores est nécessaire afin d’une part, d’en renforcer la violence et d’autre part, d’associer cette violence à la scène montée en parallèle, celle du baiser que Firmin arrache à Elsi. Le traitement du son dans cette scène ne se limite pas à l’intervention de la synthèse optique. Le numéro spécial de la Revue Musicale de décembre 1934 s’en fait l’écho de la main des auteurs :
« Pour établir l’orage, nous avons demandé à l’orchestre d’improviser, suivant nos indications, des fragments bien déterminés : orage lointain, orage moyen, orage déchaîné. Avec ces dix mètres de pellicule nous avons pu construire, parallèlement à l’action, un orage complet (plus de cent mètres), reproduisant tel effet, coupant tel autre, montant tantôt à l’endroit, tantôt à l’envers le grondement du tonnerre qui, de ce fait, s’approche, s’éloigne (…). Les raccords de ces divers fragments ont été faits au moyen du son synthétique, c’est-à-dire en dessinant à même la pellicule les vibrations susceptibles d’enchaîner les sonorités différentes ».
Le résultat de cette composition restitue avec l’image une authentique sensation audiovisuelle de violence. Les envolées d’ondes Martenot, les éclats de lumières se mêlent aux sons synthétiques mélangés avec les flux sonores incertains de la texture orchestrale pour créer l’une des expériences sonores des plus hardies, un exemple d’abstraction sonore comme jamais le cinéma ne l’avait engendrée auparavant. Les sons déchirants et artificiels des éclairs viennent ponctuer les dialogues dans cette séquence, nœud dramatique où se joue le drame final. Au temps des pionniers du cinéma sonore, il est pour le moins curieux de rencontrer un tel degré d’élaboration de la matière sonore dans un film de 1933.
Lorsqu’il compose la Valse grise, inspirée de la Valse Triste de Jean Sibélius, Maurice Jaubert illustre la séquence du souvenir où Christine Surgère se remémore en flash back son premier bal. Le phénomène psychique du souvenir s’effectue à rebours. Un instant du passé ressurgit dans le présent. Il y a rupture dans le déroulement naturel du temps. La technique de la partition rétrograde s’impose ici pour rapprocher le procédé de composition de la mécanique du souvenir.
En écrivant sa musique à l’envers, Jaubert calque sa démarche sur le modèle de la pensée humaine et réalise une métaphore musicale du souvenir qui « fait retour » dans le passé tout comme la musique jouant à l’envers. Les résonances qui précèdent les attaques confèrent à cette séquence un étrange embellissement, tels que les souvenirs sont parfois capables d’engendrer. Comme Jean Vigo dans Zéro de conduite et pour souligner la beauté du souvenir qui jaillit comme un rêve, Julien Duvivier tourne entièrement la scène du bal au ralenti.
Dans ce film autobiographique, Jean Vigo décrit les rudesses, les joies et les rêves de la vie en pension. Il s’insurge contre l’autorité professorale, la pédophilie, il se moque des représentants de l’état et va jusqu’à faire flotter le drapeau noir sur les toits d’une institution publique. Par ailleurs, la proclamation de la révolte, les provocations du film, vont finalement mobiliser les membres de la commission de censure qui interdisent le film. Cette censure vaudra jusqu’en 1945. Cette interdiction est évidemment liée aux idées révolutionnaires contenues dans le scénario, mais plus sournoisement, elle sanctionne le lien de parenté qui unit Vigo et son père Miguel Almereyda, un anarchiste notoire emprisonné en 1917 et retrouvé suicidé dans sa cellule.
Zero de conduite est un film de fiction de Jean Vigo qui retrace la vie dans les pensionnat de garçons à l'aube des années 1930. Le retour au pensionnat se fait par le train qui devient le prétexte de la scène d'ouverture du film. La séquence est entièrement guidée par la bande sonore qui est à la fois musique de film et bruitage des péripéties qui se jouent à l'écran.
Trois ans après Claude Roland-Manuel pour La petite Lise de Jean Grémillon, Maurice Jaubert s’approprie la technique de la partition rétrograde pour composer la partition de Zéro de conduite de Jean Vigo (1933)
La deuxième partie de Zéro de conduite est signalée juste après la grande scène du trajet en train par l’intertitre suivant : le complot. Dans cette séquence, les prémices de la rébellion se mettent en place et pendant le carton qui introduit la scène, Jean Vigo et Maurice Jaubert donnent à entendre pendant quelques secondes des cris d’enfants passés à l’envers. Selon nous, ces brefs accents sonores suffisent à annoncer l’insurrection à venir. Le son revêt alors une fonction prémonitoire qui anticipe le traitement musical de la scène du dortoir.
Les consignes que Jean Vigo donne à Jaubert pour illustrer cette séquence sont de chercher à obtenir « un son particulier, comme aspiré » pour traduire le monde onirique des enfants. Pour ancrer définitivement la scène dans la rêverie, Jean Vigo la filme au ralenti, une métaphore visuelle qui renforce à l’image le traitement particulier du son qui nimbe le rêve d’une texture ouatée.
La musique crée un univers sonore qui matérialise le monde des rêves. Le recours au procédé de rétrogradation permet cette désincarnation musicale tout comme la caméra qui tourne la scène au ralenti. Il est d’ailleurs nécessaire de tourner la séquence en accéléré au moment du tournage pour obtenir un ralenti visuel à la projection. Ici, l’enchevêtrement des inversions et des renversements entre le son et l’image s’organise de manière subtile, révélant une rare complémentarité audiovisuelle. A peine quelques années après l’apparition du son au cinéma, le degré d’intégration audiovisuelle à l’œuvre dans Zéro de conduite est tout à fait remarquable. Loin de tout effet purement formaliste, le travail du son dans le premier film de Jean Vigo démontre une maîtrise hors du commun qui sert la grande valeur poétique de ses films.
Dès son premier film sonore, La petite Lise (1929), le soin accordé au placement du son se situe immédiatement dans une tentative de fusion des différents paramètres. Outre le procédé de partition rétrograde, qui est inauguré avec la collaboration de Claude Roland-Manuel pour la première fois au cinéma, le film n’en comporte pas moins un important travail sur les ambiances sonores. Par exemple, dans la séquence presque anodine où Berthier pénètre dans une scierie afin de trouver un emploi, le traitement sonore général rythme toute la scène. Le crissement des scies électriques s’organise alors, sur la base rythmique de rapides battements sourds et réguliers et des voix qui s’intercalent entre ces manifestations bruyantes.
L’apparition de la technique de la partition rétrograde, trois ans à peine après l’émergence du cinéma sonore en 1929, s’opère lorsque Jean Grémillon réalise La petite Lise sur une partition signée Claude Roland-Manuel. L’exemple de partition rétrograde intervient alors que Lise et son compagnon André arrivent au domicile d’un brocanteur juif afin de lui extorquer de l’argent en prétextant lui vendre une belle montre de famille. Le plan qu’ils ont échafaudé, pour parvenir à leurs fins, ne se déroule pas comme prévu jusqu’à verser dans le crime. Les premiers fragments de son rétrogradé correspondent avec le moment où Lise et André empruntent les escaliers qui mènent chez le brocanteur.
« Voulant camper un brocanteur oriental, Roland-Manuel, dans La petite Lise, s’était contenté de monter à rebours l’appel traditionnel : « marchand d’habit ! ». Les syllabes françaises se muaient en une sorte d’idiome exotique, du moins pour nos oreilles, ce qui était essentiel ».
La procédé de partition rétrograde réapparaît dans la séquence qui suit le meurtre, lorsque Grémillon filme Lise, seule, face à son désarroi, attablée dans un restaurant. A quelques tables de la sienne, André vient tout juste de retrouver un camarade d’enfance. La clameur de leurs retrouvailles disparaît alors peu à peu au profit de la musique rétrogradée, en même temps que le cadre se resserre sur le visage de Lise, jusqu’à former un très gros plan sur ses yeux gonflés de larmes. Le mixage permet ici de matérialiser l’éloignement du monde sonore réel, celui du restaurant, pour pénétrer de plain-pied dans un autre univers sonore, immatériel celui-ci, afin de représenter et pénétrer le trouble des pensées de Lise.
Dans cette séquence, la rétrogradation est appliquée à la partition musicale toute entière, voix et instruments y compris. Un seul motif se déploie, répété, comme autant d’obsessionnelles boucles sonores. La musique abandonne alors toute fonction diégétique liée à la situation de l’action, pour n’être entendue que par elle seule. Sur ces images, mêlées à ce son à l’envers, ouaté, la mémoire sonore de l’escalier du brocanteur refait surface, tel un sombre murmure, révélant de manière souterraine que cette musique lancinante entendue « à l’envers » peut également signifier, comme si nous nous trouvions au cœur du repentir de Lise : « si seulement il était possible, tout comme le son, de revenir en arrière, s’il était seulement possible de ne pas avoir commis ce meurtre ».
McLaren poursuit en 1941 ses expérimentations avec la technique des sons optiques en modélisant la musique de Dots. Ne possédant aucun budget pour enregistrer une musique instrumentale, il entreprend comme il l’avait déjà expérimenté pour Book Bargain de « peindre les sons » (traits et formes minuscules) au pinceau et à la plume directement sur la piste sonore de la pellicule. Cela lui permet de renouer avec ses aspirations de cinéaste d’animation, alors qu’il rêvait de dominer toutes les phases de réalisation du matériau cinématographique.
Voir le documentaire de Norman McLaren A la pointe de la plume (1950) sur la technique de la peinture sonore sur pellicule