Le texte et l’extrait vidéo ci-après documentent l’ouvrage de Philippe Langlois, Les cloches d’Atlantis, musique électroacoustique et cinéma archéologie et histoire d’un art sonore, éditions mf, Paris, 1er trimestre 2012.
Enthousiasme la symphonie du Donbass, de Dziga Vertov n’est pas seulement le premier film ukrainien, c’est également le premier film à comporter un traitement du son révolutionnaire en 1930, à partir de la manipulation sonore sur support optique.
En 1930, le savant soviétique Alexandre Chorine conçoit pour Vertov un appareil enregistreur sonore suffisamment « maniable » afin de pouvoir « marcher et courir » dans la rue. Après un an d’études, la première station mobile de cinéma sonore synchrone est mise en pratique à Leningrad. Elle pèse plus d’une tonne et ne possède pas d’appareil d’écoute, de sorte que les réalisateurs marchent « en sourds » sans pouvoir vérifier la qualité de l’enregistrement. Une grande partie des prises de sons enregistrée par Vertov fut inutilisable à cause de vibrations qui saturèrent la prise de sons mais les bruits de machines captés dans le Donbass purent être utilisés en son synchrone.
Dziga Vertov n’utilise pas n’importe quel bruit. Il y a choix, sélection, à la fois thématique et qualitative. Comme pour les images, ces bruits sont l’expression d’une nouvelle classe dominante. Ils représentent et symbolisent cette victoire d’un monde nouveau qui efface le monde ancien, le recouvre de son intense dynamisme. De la même manière, dans le déroulement du film, les sirènes d’usine succèdent au son des cloches, l’écroulement des clochers cède la place à l’édification industrielle. Ce sont désormais les bruits du travail et les sirènes d’usine qui rythment le temps quotidien, qui imposent leur scansion, leur ordre nouveau.
En faisant jaillir une « musique populaire » joyeuse à partir des bruits d’usine, Vertov transcende le travail de l’homme. Par effet de translation de sens, il traduit « l’enthousiasme » populaire grâce au collectivisme. Vertov transpose la théorie d’Hegel qui détermine le travail comme une libération de l’homme, et cherche à la rendre palpable à travers le travail des bruits (cohérent, agréable), pour conclure avec le chant fédérateur et universel de l’Internationale, symbole rayonnant du socialisme soviétique.
Dans d’autres passages d’Enthousiasme, de longues trames étirées, obtenues également à partir du son de sirène, présentent d’infimes variations de hauteur et donnent à entendre des sons inouïs à partir de sons concrets manipulés. De subtiles variations de vitesse de défilement de la bande, à partir d’éléments déjà ralentis, lui permettent également d’obtenir des effets de modulation de fréquence probablement inédits en 1930.
Vertov ne se prive pas non plus d’établir une relation rythmique dans la construction des sons et de conférer à l’agencement de ces bruits un battement régulier. Le son de certaines machines naturellement « mis en boucle » possède ainsi une réelle valeur rythmique, tels des rythmes de danse fascinants. Cet agencement des bruits, cette harmonie générale extraite du fonctionnement des machines relayent une nouvelle fois l’idée d’une grande harmonie dans le travail. La musique symbolise joie, harmonie et rigueur.
Lors de sa sortie, Enthousiasme fut beaucoup critiqué et ne reçut pas les éloges de la presse soviétique. Dziga Vertov fut néanmoins vivement félicité depuis Londres par le cinéaste Charles Chaplin en 1931 : « Je n’aurais jamais imaginé que les bruits industriels pouvaient être ainsi ordonnés et devenir si beaux. Je considère Enthousiasme comme l’une des plus bouleversantes symphonies qu’il m’ait été donné d’entendre. Monsieur Dziga Vertov est un musicien ». Chaplin saura d’ailleurs se souvenir de la musique des bruits d’Enthousiasme lorsqu’il compose le son de l’usine dans les Temps Modernes (1937).
L’Harmattan, Paris, 1998.
Télécharger l’ouvrage dirigé par Jean Pierre Esquenazi, en Google Book : Vertov l’invention du réel