Dans Summerstock (1950) de Charles Walters, sorti en France sous deux titres : La Jolie Fermière ou La vallée heureuse, c’est le grincement d’une latte de bois et le son d’une feuille de papier journal sur le sol qui deviennent un véritable accompagnement rythmique sous les pas de Gene Kelly.
L’idée de transformation et de double domine dans la mise en scène de ce film et cette option prise depuis l’écriture du scénario guide également tout le travail sur le son, y compris dans le choix des musiques. Dès le générique, il est question de transformer une musique « sacrée » en une musique « profane » : La toccata et fugue en ré mineur de Jean Sébastien Bach, que nous avons l’habitude d’entendre à l’orgue est transcrite pour ensemble symphonique.
Par contraste et pour établir le lien avec cette composition, le plan qui ouvre le film est un panoramique vertical sur des tuyaux d’orgue. Le plan s’achève par des mains jouant sur le clavier. Un Choral de Bach retentit avec cette fois le son de l’instrument sacré. En caméra subjective, sur le pupitre de l’orgue où repose la partition se dessine l’ombre du docteur Jekyll. Nous sommes ici déjà en présence de son double. Le dialogue qui suit avec son valet nous révèle que Jekyll doit sortir. Il suit son valet qui lui donne son manteau – toujours en caméra subjective dans la peau de Jekyll. Nous découvrons alors pour la première fois son visage : Fredric March, qui interprète le rôle titre, se tient devant un miroir pour ajuster son habit. Encore une fois, il s’agit d’une image reflétée, d’un double. Cette ouverture tant soignée sur le plan de la composition visuelle et musicale ne constitue que le prélude à la révélation du double.
La séquence de la métamorphose se déroule évidemment devant un miroir. Pour l’accompagner et la doter d’une totale cohérence audiovisuelle, Mamoulian souhaite obtenir une sonorité inouïe. En mélangeant le son organique des battements du cœur, auquel il ajoute d’autres sons qui viennent parasiter la sonorité initiale, Mamoulian exprime la souffrance de son personnage qui abandonne sans le savoir l’apparence humaine pour laisser libre court à son double bestial. Autrement dit, c’est par le traitement du son que le metteur en scène représente l’abandon de la réalité sonore.
« Pour accompagner la transformation, je voulais un son complètement irréel. Au départ, je souhaitais une pulsation, comme des battements de cœur. Nous avons donc essayé toutes sortes de percussions mais elles sonnaient toutes comme des percussions. Puis, j’ai enregistré mon propre cœur, c’était parfait, merveilleux. Nous avons ensuite enregistré un gong, nous en avons retiré l’impact pour pouvoir renverser la résonance. Finalement, nous avons peint directement sur la piste optique et je crois que c’était la première fois que quelqu’un utilisait le son synthétique de cette manière, en travaillant à partir de la lumière du son ».
L’inversion des phénomènes acoustiques est très souvent mise à profit pour signifier un climat d’étrangeté. Utiliser la rétrogradation musicale permet aussi au compositeur d’instiller quasiment à l’insu de l’auditeur une dimension « sur-réelle ». C’est précisément ce qui est à l’œuvre dans la partition de Miklos Rozsa pour Secret Beyond The Door – Le secret derrière la porte – (1948) de Fritz Lang dont le scénario emprunte plusieurs ingrédients propres à Rebecca ou Suspicion d’Alfred Hitchcock. Après s’être mariée à un homme qu’elle connaît à peine, Célia découvre que son mari est passionné par les chambres où des crimes ont été commis. Dévoré par cette passion morbide, il reconstitue et collectionne ces chambres dans sa propre demeure. Célia comprend quel sort l’attend, lorsqu’elle découvre avec stupeur la réplique exacte de sa propre chambre parmi la collection privée de son mari. L’utilisation de la partition rétrograde intervient au moment précis où elle ressort pétrifiée après cette découverte.
Trois ans plus tôt, en 1934, une autre expérience de partition rétrograde est tentée dans l’impressionnante piste sonore de Rapt de Dimitri Kirsanoff sur une musique conjointement composée par Arthur Honneger et Arthur Hoérée. Parmi les nombreuses « particularités sonores du film Rapt », qui en font probablement le film le plus inventifs au niveau de l'impressionnant travail de la bande son, l’emploi de ce procédé illustre cette fois-ci l’indécision d’un homme devant un vaste dilemme.
Pour représenter le rêve éveillé de cet homme, Arthur Honegger et Arthur Hoérée utilisent le procédé musical inauguré par Roland-Manuel en 1929. La sonorité irréelle et indéterminée de la musique rétrograde établit une fois encore le lien avec l’intériorité du personnage. Mêlée au tic-tac d’une horloge qui marque le temps qui passe et qui presse, ainsi qu’à la « voix-off » de l’homme qui pense tout haut, la musique baigne dans un halo sonore, une aspiration, un effet musical qui l’entraîne un peu plus dans son indécision. L’emploi d’un tel procédé est également une manière de rendre perceptible, le possible renversement de la vie de Firmin, l’inconnu de l’avenir.
Pour réaliser la séquence de l’orage, une panoplie d’effets sonores est nécessaire afin d’une part, d’en renforcer la violence et d’autre part, d’associer cette violence à la scène montée en parallèle, celle du baiser que Firmin arrache à Elsi. Le traitement du son dans cette scène ne se limite pas à l’intervention de la synthèse optique. Le numéro spécial de la Revue Musicale de décembre 1934 s’en fait l’écho de la main des auteurs :
« Pour établir l’orage, nous avons demandé à l’orchestre d’improviser, suivant nos indications, des fragments bien déterminés : orage lointain, orage moyen, orage déchaîné. Avec ces dix mètres de pellicule nous avons pu construire, parallèlement à l’action, un orage complet (plus de cent mètres), reproduisant tel effet, coupant tel autre, montant tantôt à l’endroit, tantôt à l’envers le grondement du tonnerre qui, de ce fait, s’approche, s’éloigne (…). Les raccords de ces divers fragments ont été faits au moyen du son synthétique, c’est-à-dire en dessinant à même la pellicule les vibrations susceptibles d’enchaîner les sonorités différentes ».
Le résultat de cette composition restitue avec l’image une authentique sensation audiovisuelle de violence. Les envolées d’ondes Martenot, les éclats de lumières se mêlent aux sons synthétiques mélangés avec les flux sonores incertains de la texture orchestrale pour créer l’une des expériences sonores des plus hardies, un exemple d’abstraction sonore comme jamais le cinéma ne l’avait engendrée auparavant. Les sons déchirants et artificiels des éclairs viennent ponctuer les dialogues dans cette séquence, nœud dramatique où se joue le drame final. Au temps des pionniers du cinéma sonore, il est pour le moins curieux de rencontrer un tel degré d’élaboration de la matière sonore dans un film de 1933.
Lorsqu’il compose la Valse grise, inspirée de la Valse Triste de Jean Sibélius, Maurice Jaubert illustre la séquence du souvenir où Christine Surgère se remémore en flash back son premier bal. Le phénomène psychique du souvenir s’effectue à rebours. Un instant du passé ressurgit dans le présent. Il y a rupture dans le déroulement naturel du temps. La technique de la partition rétrograde s’impose ici pour rapprocher le procédé de composition de la mécanique du souvenir.
En écrivant sa musique à l’envers, Jaubert calque sa démarche sur le modèle de la pensée humaine et réalise une métaphore musicale du souvenir qui « fait retour » dans le passé tout comme la musique jouant à l’envers. Les résonances qui précèdent les attaques confèrent à cette séquence un étrange embellissement, tels que les souvenirs sont parfois capables d’engendrer. Comme Jean Vigo dans Zéro de conduite et pour souligner la beauté du souvenir qui jaillit comme un rêve, Julien Duvivier tourne entièrement la scène du bal au ralenti.
Dans ce film autobiographique, Jean Vigo décrit les rudesses, les joies et les rêves de la vie en pension. Il s’insurge contre l’autorité professorale, la pédophilie, il se moque des représentants de l’état et va jusqu’à faire flotter le drapeau noir sur les toits d’une institution publique. Par ailleurs, la proclamation de la révolte, les provocations du film, vont finalement mobiliser les membres de la commission de censure qui interdisent le film. Cette censure vaudra jusqu’en 1945. Cette interdiction est évidemment liée aux idées révolutionnaires contenues dans le scénario, mais plus sournoisement, elle sanctionne le lien de parenté qui unit Vigo et son père Miguel Almereyda, un anarchiste notoire emprisonné en 1917 et retrouvé suicidé dans sa cellule.
Zero de conduite est un film de fiction de Jean Vigo qui retrace la vie dans les pensionnat de garçons à l'aube des années 1930. Le retour au pensionnat se fait par le train qui devient le prétexte de la scène d'ouverture du film. La séquence est entièrement guidée par la bande sonore qui est à la fois musique de film et bruitage des péripéties qui se jouent à l'écran.
Trois ans après Claude Roland-Manuel pour La petite Lise de Jean Grémillon, Maurice Jaubert s’approprie la technique de la partition rétrograde pour composer la partition de Zéro de conduite de Jean Vigo (1933)
La deuxième partie de Zéro de conduite est signalée juste après la grande scène du trajet en train par l’intertitre suivant : le complot. Dans cette séquence, les prémices de la rébellion se mettent en place et pendant le carton qui introduit la scène, Jean Vigo et Maurice Jaubert donnent à entendre pendant quelques secondes des cris d’enfants passés à l’envers. Selon nous, ces brefs accents sonores suffisent à annoncer l’insurrection à venir. Le son revêt alors une fonction prémonitoire qui anticipe le traitement musical de la scène du dortoir.
Les consignes que Jean Vigo donne à Jaubert pour illustrer cette séquence sont de chercher à obtenir « un son particulier, comme aspiré » pour traduire le monde onirique des enfants. Pour ancrer définitivement la scène dans la rêverie, Jean Vigo la filme au ralenti, une métaphore visuelle qui renforce à l’image le traitement particulier du son qui nimbe le rêve d’une texture ouatée.
La musique crée un univers sonore qui matérialise le monde des rêves. Le recours au procédé de rétrogradation permet cette désincarnation musicale tout comme la caméra qui tourne la scène au ralenti. Il est d’ailleurs nécessaire de tourner la séquence en accéléré au moment du tournage pour obtenir un ralenti visuel à la projection. Ici, l’enchevêtrement des inversions et des renversements entre le son et l’image s’organise de manière subtile, révélant une rare complémentarité audiovisuelle. A peine quelques années après l’apparition du son au cinéma, le degré d’intégration audiovisuelle à l’œuvre dans Zéro de conduite est tout à fait remarquable. Loin de tout effet purement formaliste, le travail du son dans le premier film de Jean Vigo démontre une maîtrise hors du commun qui sert la grande valeur poétique de ses films.
Une des plus belles intégrations musicales, mêlant des instruments symphoniques traditionnels à ceux de la nouvelle lutherie se trouve sans doute dans le film devenu culte de Robert Wise, The Day The Earth Stood Still sorti en France sous le titre Le jour où la Terre s’arrêta. (1951). En effet, jamais film de science-fiction n’avait déployé pareille instrumentation. L’orchestre symphonique que Bernard Herrmann imagine pour cette partition offre des sonorités et des atmosphères totalement inouïes dans une partition cinématographique voire dans une partition tout court. Quatre pianos, quatre harpes, une trentaine de cuivres, un ensemble à corde traditionnel, un vibraphone, un orgue à tuyaux, voilà pour la formation instrumentale de base, une formation rehaussée par des instruments colorant l’orchestre de timbres tout à fait nouveaux et cadrant avec le caractère science-fictionnel du film : un violon et une basse électrique, instruments tout juste inventés, et surtout deux theremins, un ténor et un alto, employés en tant qu’instruments solistes. La première séquence du film, le survol de Washington, constitue un véritable hommage à La Guerre des mondes d’Orson Welles dont Robert Wise était le monteur, notamment par l’annonce à la radio et dans toutes les langues de l’arrivée de la soucoupe accompagné d’un effet sonore incomparable. Cette scène, suivie de l’atterrissage de la soucoupe volante, révèle d’emblée toute l’importance du son dans le film. Une trame sonore très riche, granuleuse en même temps que soufflée s’y déploie, occupant à elle seule tout l’espace sonore. A l’écoute, cette trame pourrait être constituée d’une sorte de tremolo de sons soufflés puis transformés, parasités ensuite par un élément rugueux qui complète le bruit de la navette.
On a souvent décelé dans le personnage pacifique de Klaatu l’extra terrestre une allégorie de la vie de Jésus-Christ venu délivrer son message de paix aux hommes. Malgré son pacifisme, « l’être venu du ciel » est traqué puis mis à mort. Sa résurrection s’opère dans le vaisseau spatial avec l’aide de son robot et d’un imposant appareillage sophistiqué. La matière sonore inventée pour simuler le bruit de l’équipement est constituée de sons concrets (grésillements électriques en tous genres) et de sons électroniques (fréquence tenue dans l’aigu et des impulsions électroniques balayant le spectre sonore à des vitesses croissantes). Cet équipement a pour effet de ramener lentement Klaatu à la vie. Après deux accords propres à l’univers de Bernard Herrmann – une figure de seconde mineure descendante jouée aux cuivres pianissimo en tension / détente – la musique se livre à un trio peu banal comprenant un violon électrique solo et un duo de theremins, ces derniers occupant la fonction harmonique sous le chant principal du violon à l’étrange sonorité.
Voici un article de Philippe Langlois paru en 2005 dans la revue Colonne sonore
Impressions des Andes est un film d’animation expérimental abstrait composé d’images non figuratives qui défilent sur l’écran en puisant son inspiration dans les motifs et les signes graphiques de l’ancienne civilisation Incas.
Ce film inédit qui n’a probablement jamais été programmé à la télévision – aucune date de diffusion ne figure dans le Catalogue du Service de la Recherche – explore la technique visuelle du « film direct » inventé en Angleterre par le cinéaste néo-zélandais Len Lye au début des années 30, consistant a réaliser un film sans l’aide de la caméra, en peignant directement sur une pellicule de 16mm transparente, ou en grattant une pellicule noire sur laquelle différentes couleurs ont été préalablement peintes avec l’aide de toute sortes d’ustensiles, pinceaux, brosses, peignes, instruments chirurgicaux afin de créer des formes et des textures. Impressions des Andes semble alors directement rendre un hommage maître du « Direct Film » et aux deux films de Len Lye qui inaugurent ces techniques : Color Box (1935) et Free Radical (1936). A la rapidité des images de Vic Towas et à la vélocité des motifs qui parcourent l’écran, Edgardo Canton prend le parti d’une réponse musicale contrastée en composant une trame musicale richement bruitée qui évolue lentement tout au long du film.
Cette notice d’information a été coproduite avec l’INA/GRM pour la création de la fresque multimédia – Artsonores – L’aventure électroacoustique, dans la catégorie Films issus du Service de la Recherche de l’ORTF de 1950 à 1975.
Court film d’animation abstrait centré sur une figure géométrique unique : une forme rectangulaire plate et colorée, pouvant évoquer une feuille de papier, tantôt rouge, tantôt bleue, saisie dans un mouvement rotatif, tournoyant dans l’espace à différentes vitesses sur un fond noir. En se multipliant, cette figure crée un dialogue de formes, de couleurs et de mouvements en correspondance ou en rupture avec des sons circulaires en suivant un rythme à la fois plastique et musical, tel un subtil jeu d’équilibre entre les images minimalistes de Piotr KAMLER et la musique concrète de Bernard Parmegiani.
Davantage considéré par son auteur comme une étude, ce film d’animation signe la première collaboration entre le cinéaste d’origine polonaise Piotr KAMLER et le compositeur Bernard Parmegiani, jetant les bases d’une recherche audiovisuelle fondamentale caractéristique des débuts du Service de Recherche. Une recherche que Piotr KAMLER prolonge avec la plupart des compositeurs du GRM : François Bayle, Robert Cohen-Solal, Luc Ferrari, Ivo Malec, Beatriz Ferreyra, etc. et qui se poursuivra bien au-delà de la dissolution du Service, en 1975, notamment avec son long métrage Chronopolis en 1982.
Cette notice d’information a été coproduite avec l’INA/GRM pour la création de la fresque multimédia – Artsonores – L’aventure électroacoustique, dans la catégorie Films issus du Service de la Recherche de l’ORTF de 1950 à 1975.
Dans ce film, Jacques Brissot dématérialise les sculptures « cybernétiques » de Nicolas Schoeffer tout comme il dématérialise le nom de l’artiste cinétique, dans son titre, le citant à l’envers, un procédé concret pour traduire le geste cinématographique qui consiste à n’en prélever que le mouvement, en posant entre ces œuvres et la camera un écran translucide. Purgée de ses détails, l’image ainsi obtenue propose une vision de cette sculpture réduite à des jeux de lumières en mouvement. Un montage rapide des images a été organisé sur un extrait d’une pièce électroacoustique de Iannis Xenakis.
Fer chaud s’inscrit lui aussi dans la série des films où l’image a été montée sur une musique préexistante à partir de Diamorphose de Iannis Xenakis. Comme souvent dans les films du Service de la recherche, la synchronisation du son y est en quelque sorte déconnectée du montage image tout en ménageant des points de rencontre audiovisuels très saillants. Dans Fer chaud, le montage visuel cherche à amplifier le mouvement des formes et des lumières des sculptures en mouvement qui dansent sur l’écran. Offrant un grand contraste audiovisuel, les inflexions lentes de la musique de Xenakis se calent alors davantage sur la morphologie et l’amplitude de ces mouvements visuels internes que sur le rythme serré de l’image.
Cette notice d’information a été coproduite avec l’INA/GRM pour la création de la fresque multimédia – Artsonores – L’aventure électroacoustique, dans la catégorie Films issus du Service de la Recherche de l’ORTF de 1950 à 1975.