Le film représente une déambulation, la nuit, à la lumière d’une lampe torche dans les galeries d’un château dont les couloirs sont peuplés de masques anciens. L’image se prête à l’onirisme de la jeune musique concrète pour la première musique de film de Pierre SCHAEFFER, les ressources sonores puisent dans différents registres alliant des sonorités de piano préparé, des jeux de cloches, quelques fragments sonores tirés de la Symphonie pour un homme seul et – fait sans doute unique à l’époque – des extraits de musique traditionnelle africaine.
Premier court métrage à bénéficier d’une musique concrète en 1950, Maskerage est également la première musique de film de Pierre SCHAEFFER inaugurant la recherche autour de la notion d’objet sonore et d’objet visuel notamment grâce à l’emploi de la musique concrète en lien avec le cinéma. Initiée théoriquement avec son Essai sur la radio et le cinéma (1941), la recherche dans le champ de l’audiovisuel est une activité que Pierre SCHAEFFER ne cessera de développer tout d’abord au sein du GRMC puis dans le cadre du Service de la recherche de l’ORTF qu’il dirige jusqu’en1975, avec le but l’élaborer un véritable solfège des objets audiovisuels qui malheureusement ne verra pas le jour. « Puisque le son et l’image désormais s’enregistrent, se manipulent, nous devons reconnaître l’étendue de ce bouleversement. Il impose à la racine même des arts traditionnels la nécessité d’une révision. Il en offre la possibilité, permet une expérimentation, ouvre un prodigieux champ d’expérimentation. Il s’agit d’examiner, en toute indépendance d’esprit le nouveau conditionnement de l’œuvre. Cette recherche fondamentale engage l’art tout entier ». Pierre Schaeffer, Les machines à communiquer. Le film fut présenté sous pavillon néerlandais dans le cadre du deuxième festival de Cannes. Date de production : 1950 Société de programmes : Office Radio Télévision France Canal de diffusion : 1ere chaîne
Cette notice d’information a été coproduite avec l’INA/GRM pour la création de la fresque multimédia – Artsonores – L’aventure électroacoustique, dans la catégorie Films issus du Service de la Recherche de l’ORTF de 1950 à 1975.
La première expérience des ondes Martenot au cinéma remonte à 1930 dans le film d’Abel Gance, La fin du monde au générique duquel figure le nom de Walter Ruttmann à la direction artistique. La musique originale, signée Arthur Honegger, montre la volonté d’intégrer de nouveaux moyens de production sonore à travers l’emploi des « ondes musicales ». le scénario de La fin du monde repose sur une intrigue simple mais efficace, celle d’un savant qui découvre que la trajectoire d’une comète va croiser l’orbite de la Terre. La fin du monde est proche. La comète ne fait finalement qu’effleurer la planète. Cela dit, avant de découvrir sa trajectoire finale, la population, se croyant perdue, célèbre les derniers instants de la vie dans une monumentale orgie. Jean Laurendeau, biographe de Maurice Martenot, relate que dans cette séquence, « le cinéaste et génial innovateur Abel Gance souhaitait utiliser l’instrument de Maurice Martenot pour une scène de panique dans son film La fin du monde. La famille Martenot lui envoya Olga Bilstin, fille de Youri confiée par lui à Madeleine (Martenot) pendant un de ses voyages aux Etats-Unis. Olga n’était pas ondiste. Mais on lui demanderait seulement de simuler, avec le jeu des rubans propre à l’instrument, les sifflements du vent. Pas besoin pour cela d’être allée au conservatoire. A son retour des studios de tournage, elle raconta ceci : 90 figurants avaient été prévenus qu’on leur dirait quoi faire au moment opportun ; ils ne savaient rien d’autre. Ce moment arrivé, une véritable pluie accompagnée de trombes d’eau se déclencha avec la complicité des pompiers de Paris. C’est ici qu’Olga entrait en jeu pour sonoriser le vent et l’épouvante. Abel Gance, lui, se contentait de filmer l’affolement général « spontané » qui en résulta… – Cette dernière anecdote fait partie des souvenirs de Madeleine Martenot ». « Pour une raison non élucidée, c’est finalement Maurice Martenot qui joue dans le film. Il est lui-même dans l’image : on l’aperçoit brièvement, manipulant son jeu à distance, au beau milieu d’une scène d’orgie, un peu anachronique dans un tel entourage, bien concentré sur son travail, alors que se déclenchent les cataclysmes prévus par Abel Gance ».
Malgré la présence de Maurice Martenot et de son instrument sur l’écran, (3’07) ce plan passe quasiment inaperçu à la projection du film. Seule une vision attentive et prévenue permet l’observation de cette prestation insolite. En premier lieu, voir un homme se tenir à distance d’un meuble en bougeant son bras dans le vide, d’avant en arrière, est loin d’évoquer le geste traditionnel du musicien jouant de son instrument. Spécifions que les ondes Martenot utilisées pour le film en 1929, le sont dans leur deuxième version, c’est-à-dire que les variations de hauteur sont effectuées le long d’un fil de fer, guidées par le mouvement des doigts de l’exécutant – le fil est invisible à l’image.
Il faut noter également, à deux reprises, la technique de l’accélération de vitesse du son pour styliser le langage d’une peuplade africaine qui panique à l’approche de la comète (1’10).
Wochenende -Week-End – est un film sans image réalisé en 1930 à partir des enregistrements de son premier film sonore Melodie der Welt montés sur la piste optique d'une pellicule de 35mm. Ce film, uniquement sonore donc, diffusé également à la radio de Berlin, s’adresse aux détracteurs du cinéma sonore et constitue une sorte de musique à programme. Toute l’originalité de la pièce se résume à travers cette intention narrative puisqu’en effet, une véritable histoire se déroule, impliquant la possibilité de raconter à partir d’un matériau uniquement sonore. Ruttmann cherche ainsi à prouver que le son est capable de véhiculer autant de sens, sinon plus que l’image, si l’on ajoute ce que l’imaginaire visuel peut apporter et démontre ainsi que grâce au son le cinéma existe avec une force renouvelée, dans une dimension expressive entièrement nouvelle.
« On appelle Week-end un « film sans images », […] Ce titre malencontreux a faussé l’esprit de l’œuvre, les images ne manquent pas, Ruttmann n’en avait pas besoin pour ce qu’il voulait faire, il a tout simplement utilisé le son, comme on avait jusqu’alors utilisé l’image, et il a parfaitement réussi ; il a créé quelque chose qui n’a pas encore de nom, qui est une musique nouvelle, une musique réalisée avec des moyens appartenant en propre au cinéma, et c’est pour cette raison qu’on a pu dire que Week-End était un film » .
Jean Bouissounousse, « La revue du cinéma » numéro de janvier 1931.
En 1929, dans son premier film sonore Melodie der Welt – La mélodie du monde – Walter Ruttmann exploite le bruit, pour son essence musicale, dans deux séquences qui montrent la volonté de traduire une certaine harmonie universelle décelable dès le générique, à la lecture de la note d’intention du réalisateur.
Le film est conçu comme un voyage autour du monde. Les premiers plans révèlent ainsi un port où des paquebots sont ancrés. La musique impressionniste de Wolfgang Zeller, privilégiant les familles d’instruments en bois et en cuivre, se déploie. La première intégration du bruit dans le générique de début correspond à l’intervention du son de la corne de brume du paquebot qui annonce l’appareillage et le début du voyage. Ce son se substitue à la cadence conclusive des instruments. Techniquement, Ruttmann n’a fait que monter le son de la corne en remplacement de l’accord instrumental conclusif. Pour réaliser une telle opération, la musique de Zeller a probablement été commandée par Ruttmann, après le tournage et l’enregistrement, de manière à englober la note de la corne de brume dans la tonalité de la musique. Régulièrement, ce son de sirène réapparaît dans les premières minutes du film, venant curieusement se mêler aux mélodies de Zeller. Le compositeur se joue d’ailleurs de cette ambiguïté un peu plus loin dans le générique, en concevant certains modes de jeu au basson sur le modèle du son de la corne de brume, de sorte que l’on ne sait parfois plus s’il s’agit d’un son de corne ou d’un instrument de musique.
L’écoute de la courte séquence qui suit, (vers 2’20) juste avant le thème de l’accordéon, ne permet pas de déterminer la source sonore et le procédé technique employés. Callée précisément sur des images de ressac et épousant le déferlement des vagues, la texture sonore obtenue révèle une grande proximité avec le son de corne de brume, sans toutefois se présenter de manière naturelle. La mise en boucle passée à l’envers semble avoir été utilisée, presque indéfinissable, mystérieuse, dans la lente répétition de sept grondements identiques. Ruttmann a t-il essayé de boucler le son sur lui même ? A-t-il procédé à l’inversion du sens de lecture du son, ou bien a-t-il mélangé la corne avec des instruments ? La mauvaise qualité de la bande sonore rend difficile le décryptage de ce travail, mais celui-ci révèle certainement l’emploi d’un procédé qui assurément relève de la pratique électroacoustique primitive et qui étonnamment même, renvoie à un dérivé précurseur du « sillon fermé » de Pierre Schaeffer dès 1928.
La même intégration bruit / musique observée précédemment, se retrouve à la fin du générique (à 4’30’’). C’est une nouvelle fois le son de corne de brume qui conclut la cadence harmonique sur la note ré. Comme Dziga Vertov le fera l’année suivante dans les célèbres séquences d’Enthousiasme réalisées à partir de sons de sirènes, Walter Ruttmann fait appel à un son de sirène comme marqueur de forme et le considère comme un élément moteur dans la structure générale de son film.
Après le générique, se succèdent des tableaux qui décrivent les différents us et coutumes répandus sur la planète selon des catégories communes : traditions vestimentaires, danses, loisirs, ou encore nourriture, religions, etc. Lorsque survient le tableau intitulé « le travail », la musique de Zeller cède la place à un montage sonore en correspondance directe avec ce qui est représenté à l’écran. Autrement dit, on voit ce que l’on entend, et ce qu’il est donné d’entendre rompt radicalement avec la musique d’accompagnement. Ce n’est plus l’image qui asservit le son mais le contraire. Il s’agit dans cette séquence de représenter la diversité des métiers : Ruttmann abandonne alors le domaine strictement instrumental pour employer des sources sonores naturelles. Construite sur un modèle rythmique, cette séquence ne comporte pas de mixage, les sons se succèdent en un fulgurant montage de bruits. La sonorité des marteaux, des enclumes, des scies manuelles et électriques, des machines ou des voix lançant des ordres en allemand, vient cadencer cette composition sonore. Ce collage bruitiste est évidemment le fruit d’un minutieux travail de composition sonore cherchant à dégager la valeur rythmique des sons/bruits. L’écoute de cette séquence rappelle immédiatement les montages du début de Wochenende dont certains sons seront récupérés deux ans plus tard. Ils sont déjà tout aussi habiles, aussi précis, leurs articulations sonores sont déjà tout aussi riches. En ce sens, la séquence du travail peut être considérée comme une complète prémonition de ce qu’il réalise deux ans plus tard dans Week-End.
Depuis plus de 30 ans, Christian Marclay explore les liens entre le visuel et l’audible, créant des œuvres dans lesquelles ces deux expressions distinctes s’enrichissent et se confrontent l’une l’autre. Telephone (1995), l’un de ses premiers films, peut appartenir autant au cinéma de Found Footage qu’au cinéma structurel. Constitué à partir de prélèvement dans des films hollywoodiens, puisé dans toutes époques, mélangeant film en noir et blanc et couleur, dans tous les genres et les styles cinématographiques, du film policier au film noir, du drame romantique à la comédie, ce film opère par le montage une logique structurelle ayant pour objet la décomposition d’une action des plus anodine mais présente dans un nombre considérable de films : à savoir téléphoner.
Le film décompose donc l’action de téléphoner en autant de gestes qui la constitue : décrocher le combiné, composer le numéro, le téléphone qui sonne ensuite de part et d’autre du combiné, puis suit l’attente, celui du moment où l’interlocuteur décroche, suivi de la locution phatique inévitable « allo » sur tous les tons, dans tous les styles. Se succèdent ensuite les bribes de conversations, les silences et, pour finir, l’instant de raccrocher, multiplié par le montage, selon l’humeur de chacun des protagonistes qui se succèdent à l’écran. Le film s’achève comme il commence, c’est-à-dire dans une cabine téléphonique, sur le regard dubitatif d’une femme qui vient de raccrocher et semble s’interroger sur la portée de l’appel téléphonique qu’elle vient tout juste d’achever.
Dans le générique de Telephone, il est précisé que les supports utilisés proviennent du département Media Art du Centre Wexner pour les arts de l’Université de l’Ohio.
Telephone préfigure The Clock, (2011) film phare, de Christian Marclay récompensé du Lion d’or à la biennale de Venise, film hors norme d’une durée de 24 heures, constitué de près de 1 500 extraits de films, fondé sur le même principe que Telephone, à la différence qu’au lieu de disséquer une action dans la décompositions des gestes, chaque séquence comporte une indication de l’heure à l’intérieur de chaque plan. Lorsque The Clock est projeté dans un musée, peu importe la ville, dans le monde entier, le film est prévu pour être calé et synchronisé sur le fuseau horaire de l’endroit où il est projeté, créant ainsi pour le spectateur une confusion entre les différentes temporalités qui se télescopent devant ses yeux ; le temps à l’intérieur du film, la temporalité même du film, synchronisé avec l’heure où il regarde ce film en un pur moment de jubilation temporelle qui, en un instant, embrasse toute l’histoire du cinéma.
En 1936, Basil Wright et Harry Watt réalisent le documentaire d’entreprise Night Mail à la demande de l’Office Général des Postes pour montrer le travail nécessaire à l’acheminement du courrier en Angleterre. Six millions de km parcourus et 500 millions de lettres distribuées chaque année, telle est la mission que doivent accomplir les trains postaux qui sillonnent le pays. Night Mail retrace donc le parcours d’un de ces trains qui relient Londres et Glasgow tous les jours hiver comme été.
Pour réaliser ce documentaire Basil Wright et Harry Watt ont constitué une équipe exceptionnelle : Le poète Wystan Hugh Auden pour écrire le commentaire, le compositeur Benjamin Britten pour écrire la musique.
Dès le générique, la musique plonge le spectateur dans l’univers d’une aventure merveilleuse grâce à l’emploi d’une section de cuivres, de violons frémissant et d’une petite fanfare qui se déploie sur deux notes. Rapidement ces deux notes s’accélèrent imitant le bruit des essieux du trains qui s’ébranle pour se transformer aux cordes en une courte mélodie très vive jouée en boucle.
C’est l’ensemble du film qui suit ce modèle d’accélération jusqu’à ce que le train arrive dans le nord de l’Ecosse, la dernière partie de son voyage. Dans cette séquence finale nous assistons à une tentative absolument réussie d’unir étroitement l’image, la musique et le commentaire poétique d’Auden. Chaque vers du poème reflète ce que l’on peut voir à l’image, la traversée des marais, les jets de vapeur blanche, les champs mécaniques et les fours des industries.
Lorsque la musique change de tonalité, l’image lui répond avec un nouveau paysage moins accidenté et un autre éclairage à l’approche de l’aube. Le montage et la diction du texte se fonde alors sur l’accélération de la musique, plan de bielles, d’essieux, d’aiguillage, rails et la bande sonore devient un véritable un clip et un rap avant l’heure, signé Benjamin Britten et Wistan Hugh Auden. Ce montage culmine avant l’arrêt du train en gare d’Aberdeen sur les derniers accents triomphant de la musique. Une oeuvre qui peut surprendre au regard de sa date de composition : 1936 !
Enthousiasme la symphonie du Donbass, de Dziga Vertov n’est pas seulement le premier film ukrainien, c’est également le premier film à comporter un traitement du son révolutionnaire en 1930, à partir de la manipulation sonore sur support optique.
En 1930, le savant soviétique Alexandre Chorine conçoit pour Vertov un appareil enregistreur sonore suffisamment « maniable » afin de pouvoir « marcher et courir » dans la rue. Après un an d’études, la première station mobile de cinéma sonore synchrone est mise en pratique à Leningrad. Elle pèse plus d’une tonne et ne possède pas d’appareil d’écoute, de sorte que les réalisateurs marchent « en sourds » sans pouvoir vérifier la qualité de l’enregistrement. Une grande partie des prises de sons enregistrée par Vertov fut inutilisable à cause de vibrations qui saturèrent la prise de sons mais les bruits de machines captés dans le Donbass purent être utilisés en son synchrone.
Dziga Vertov n’utilise pas n’importe quel bruit. Il y a choix, sélection, à la fois thématique et qualitative. Comme pour les images, ces bruits sont l’expression d’une nouvelle classe dominante. Ils représentent et symbolisent cette victoire d’un monde nouveau qui efface le monde ancien, le recouvre de son intense dynamisme. De la même manière, dans le déroulement du film, les sirènes d’usine succèdent au son des cloches, l’écroulement des clochers cède la place à l’édification industrielle. Ce sont désormais les bruits du travail et les sirènes d’usine qui rythment le temps quotidien, qui imposent leur scansion, leur ordre nouveau.
En faisant jaillir une « musique populaire » joyeuse à partir des bruits d’usine, Vertov transcende le travail de l’homme. Par effet de translation de sens, il traduit « l’enthousiasme » populaire grâce au collectivisme. Vertov transpose la théorie d’Hegel qui détermine le travail comme une libération de l’homme, et cherche à la rendre palpable à travers le travail des bruits (cohérent, agréable), pour conclure avec le chant fédérateur et universel de l’Internationale, symbole rayonnant du socialisme soviétique.
Dans d’autres passages d’Enthousiasme, de longues trames étirées, obtenues également à partir du son de sirène, présentent d’infimes variations de hauteur et donnent à entendre des sons inouïs à partir de sons concrets manipulés. De subtiles variations de vitesse de défilement de la bande, à partir d’éléments déjà ralentis, lui permettent également d’obtenir des effets de modulation de fréquence probablement inédits en 1930. Vertov ne se prive pas non plus d’établir une relation rythmique dans la construction des sons et de conférer à l’agencement de ces bruits un battement régulier. Le son de certaines machines naturellement « mis en boucle » possède ainsi une réelle valeur rythmique, tels des rythmes de danse fascinants. Cet agencement des bruits, cette harmonie générale extraite du fonctionnement des machines relayent une nouvelle fois l’idée d’une grande harmonie dans le travail. La musique symbolise joie, harmonie et rigueur.
Lors de sa sortie, Enthousiasme fut beaucoup critiqué et ne reçut pas les éloges de la presse soviétique. Dziga Vertov fut néanmoins vivement félicité depuis Londres par le cinéaste Charles Chaplin en 1931 : « Je n’aurais jamais imaginé que les bruits industriels pouvaient être ainsi ordonnés et devenir si beaux. Je considère Enthousiasme comme l’une des plus bouleversantes symphonies qu’il m’ait été donné d’entendre. Monsieur Dziga Vertov est un musicien ». Chaplin saura d’ailleurs se souvenir de la musique des bruits d’Enthousiasme lorsqu’il compose le son de l’usine dans les Temps Modernes (1937).
Comme le signale Paul Gilson dans le papillon du film, La marche des machines est le fruit d’un très important traitement de l’image en laboratoire. Par des trucages à la tireuse optique, Deslaw développe lui-même négatifs et contretypes, augmentant certaines scènes, reprenant plusieurs motifs afin d’obtenir des rappels de rythmes. Pour accompagner cet aspect visuel marginal, l’instrument futuriste de Russolo est sollicité dans le cadre d’une projection cinématographique au Studio 28, à Paris où, pour la première fois, un son totalement nouveau accompagne des images, dans une interprétation de l’image qui surpasse, surtout au niveau du timbre, les improvisations des pianistes pendant les séances de cinéma muet. Il est malheureusement impossible de le vérifier, faute de document sonore – les copies restantes de ce film étant désespérément silencieuses – mais il semble que les différents modes de jeu et de timbre du rumorharmonium sur les images manipulées de Deslaw puissent avoir eu un réel pouvoir expressif, et avoir suscité à l’époque l’engouement des spectateurs. Cependant, Eugène Deslaw lui-même prend part à la querelle qui oppose partisans et détracteurs du cinéma sonore dans la revue londonienne Close Up :
« La conception de mon film ? Une conception entièrement « silencieuse ». La sonorisation de La Marche des machines m’a montré que plus la machine est parfaite, moins elle fait de bruit. Privée de ses bruits réalistes, réduite à la musique silencieuse de ses roues et de ses pistons, la machine gagne en valeur cinématographique, frappe mieux les nerfs. Elle parle mieux. Mais, mais, mais… On ne fait plus de films muets. J’ai donc choisi de faire un film sonore le moins réaliste possible. L’accompagnement de Vers les robots sera réalisé avec le Rumharmonium du compositeur Russolo » .
Une affiche retrouvée au Musée Montmartre annonçant une projection au Studio 28 pour le vernissage de la 79ème exposition Prampolini en date du 15 novembre 1928 confirme que Deslaw se produit encore avec l’instrument insolite de Russolo. Cette affiche annonce en effet la projection de Tolstoï intime ainsi que La marche des machines, avec Russolo et son rumorharmonium.
La version qui est présentée ici a fait l’objet d’une tentative de reconstitution à partir d’une commande passée auprès du compositeur Xavier Garcia, prenant pour base cinq instruments bruiteurs de Russolo et n’opérant que des transformations électroacoustiques n’affectant principalement que le paramètre de hauteur du son. Cette version a été donnée en avril 2004. au CNAC/ Centre Georges Pompidou dans le cadre de la rétrospective des films d’Eugène Deslaw sous le pilotage de Lubomir Hosejko et de Philippe-Alain Michaud. une autre version live a également été montrée au Studio National des Arts Contemporains du Fresnoy, le 4 novembre 2004, dans le cadre d’une conférence de Philippe Langlois sur le thème de la symphonie de ville.
Attention la version montrée ici présente un décalage d’un photogramme par seconde du fait de la numérisation à partir d’une VHS.
Dans son troisième film, Love me tonight – Aimez-moi ce soir – (1930), Rouben Mamoulian donne à voir et à entendre l’une des manifestations les plus représentatives de symphonie de ville. La séquence d’ouverture révèle de quelle manière les bruits de la capitale sont propres à créer une véritable construction musicale qu’il nomme « la symphonie de Paris qui s’éveille ». Pour parvenir à introduire en douceur la chanson de Maurice Chevalier il conçoit l’une des transitions les plus élaborées du genre en recourant à un subterfuge stylistique et formel inédit. Rouben Mamoulian imagine, en effet, une progression singulière en partant du silence, puis du silence rompu par le bruit, le bruit organisé et construit sur un modèle polyphonique, pour enfin rejoindre une musicalité orchestrale accomplie. C’est en procédant par accumulation rythmique d’éléments sonores prélevés aux différents métiers du Paris matinal que Mamoulian cherche à pénétrer imperceptiblement dans la chanson qui ouvre cette comédie musicale The song of Paris, interprétée par l’inimitable Maurice Chevallier.
Comme Mamoulian avait déjà tenté de le faire dans son adaptation de Porgy and Bess à Broadway en 1927, en orchestrant les bruits de la ville et en « construisant le rythme des bruits sur 4/4, puis 2/4 enfin 6/8 pour déboucher sur une musique de Charleston », Rouben Mamoulian exploite, cette fois-ci, toutes les possibilités du montage cinématographique dans cette impressionnante construction bruitiste. A la différence de Ruttmann qui colle les bruits les uns derrière les autres dans Week-End, Mamoulian préfère une construction horizontale privilégiant un travail en couches sonores stratifiées. Il en résulte, certes, une musique des bruits relativement simple dans sa facture sonore et rythmique, mais qui n’en révèle pas moins une impressionnante composition polyphonique de bruit, une symphonie de ville.
Ballet mécanique (1924), de Fernand Léger et Dudley Murphy s’inscrit dans la mouvance futuriste. Mais sa filiation artistique ne se dessine pas dans une seule voie et profite des influences cubiste, surréaliste, dadaïste et futuriste. Le Ballet mécanique se réclame en effet surtout de la tendance cubiste par sa tentative de collage cinématographique. Par ailleurs, ce film est considéré par l’auteur lui-même comme le « meilleur produit du cinéma dadaïste ». Enfin, la musique du film, véritable « machinerie géante en mouvement », mêle une orchestration proprement inouïe à une utilisation de bruits. La musique de George Antheil est conçue pour souligner la modernité du film, à travers l’emploi d’une formation instrumentale ahurissante. Les sources sonores ont des origines mécaniques et électriques : ainsi trouve-t-on un moteur et une hélice d’avion ainsi qu’une sirène électrique. Quant à l’orchestre, celui-ci est composé de quatre pianos mécaniques et d’un orchestre de chambre de quinze percussionnistes comprenant : timbales, Glockenspiel, deux xylophones, cloches, enclumes, etc.